Auf wiedersehen Angela
Angela Merkel quittera le pouvoir dès la mise en place en Allemagne d’une nouvelle coalition pour diriger le pays. Elle était chancelière depuis le 22 novembre 2005. 16 ans !
Mme Merkel en a vu passer, sous ses fenêtres des chefs d’États, des têtes couronnées, des patrons de ci et des patrons de ça, des vrais bœufs et de non moins vraies grenouilles… et pourtant, Mme Merkel, la « Mutti » des Allemands, « n’est pas “jupitérienne”, sa modestie est réelle » disait, dans les colonnes du Figaro (16 mars 2018), Marion Van Renterghem, auteure de la biographie Angela Merkel, l’Ovni politique (Les Arènes, 2017). Il serait ainsi possible d’être une chancelière « normale » et de ne pas être la risée des commentateurs. Il serait possible de faire soi-même ses courses et d’être la femme la plus puissante du monde (onze fois classée première par Forbes). Il serait possible d’être à la tête d’une puissance européenne et de ne pas détourner son regard de la détresse qui frappe aux portes d’une Europe fermée aux autres – et à soi.
Bien sûr, nous sommes en 2015, au cœur de ce qu’il a été communément appelé la « crise migratoire ». Des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants convergent, via la Turquie, vers l’Europe. Il y a là des Afghans, mais surtout des Syriens. Ils ne convoitent nul eldorado ; ils fuient l’enfer. L’enfer où un dictateur assassine son peuple, l’enfer d’un État dit islamique, l’enfer des bombardements d’une coalition internationale dirigée par les États-Unis. Depuis des mois, et parfois des années, ils marchent, et cette marche « a le prix de la mort », comme l’écrit Christine de Mazières dans son très beau et juste roman, La route des Balkans (Sabine Wespieser, 2020). L’auteure relate ce moment où l’Europe doit décider. Doit se décider. Mais l’Europe ne bouge pas. Ou alors à la mode Orban : à coups de barbelés. Seule, Mme Merkel va prendre ses responsabilités. L’urgence est d’éviter une catastrophe humanitaire. « Elle ne fait plus de diplomatie, encore moins de politique à cet instant. […] Elle s’engage réellement. Il est, dans la vie, de rares instants de vérité. En voici un », écrit Christine de Mazières. Angela Merkel était au rendez-vous. « Wir schaffen das », « nous y arriverons » et elle y est arrivée. Et les Allemands y sont arrivés.
C’est ce que rappelle le sociologue, démographe et professeur au Collège de France François Héran dans « Angela Merkel et les réfugiés », un long, précis et instructif article écrit, « avec le recul », pour le site AOC (21 septembre 2021). Il analyse, contextualise, et le plus important, en ces temps où l’immigration redevient le bouc émissaire des couards et des haineux, il met en perspective le « comportement » de la chancelière qui, écrit-il, « la sépare à jamais de tous les chefs d’État européens ».
En 2015, « le 31 août, la chancelière allemande donne sa conférence de presse annuelle de rentrée. Elle l’ouvre par une longue déclaration, que la presse réduira à une petite phrase : “Wir schaffen das”, “nous savons y faire” (généralement traduite par “nous y arriverons”) et qu’elle ramènera à un chiffre : 800 000, le nombre de réfugiés que l’Allemagne s’attend à enregistrer dans l’année 2015 ». Face au déferlement de critiques et d’accusations des Catherine Nay et autre Zemmour contre une Merkel présentée comme trop émotive et/ou inconsciente (elle a « ouvert les vannes »), le démographe s’applique, statistiques à l’appui, à « défaire le mythe : Angela Merkel n’a pas ouvert les frontières, qui étaient déjà largement ouvertes ; elle a refusé de les fermer, ce qui n’est pas la même chose ». Mieux ! Héran rappelle que Merkel n’était pas seule : « Le mouvement était lancé depuis de longs mois et porté par un nombre considérable d’acteurs publics et privés. Le soutien de l’opinion publique atteignait les 90 %. Aucune consultation n’était nécessaire. » Merkel « pense que c’est jouable si le pays s’organise en conséquence et si, par ailleurs, les autres pays européens acceptent de prendre leur part. Là-dessus, elle devra déchanter ». Tiens ! Tiens !
Héran rappelle que l’Allemagne n’en est pas à son coup d’essai (voir les années 1990) et que si le pays n’est pas comme son voisin à se gargariser d’être une terre d’accueil, il n’en reste pas moins que l’Allemagne a aussi une longue tradition d’accueil, une Willkommenskultur, une « culture d’accueil », et que le pays sait « y faire ». D’ailleurs, quand Merkel « lance sa formule Wir schaffen das, […] l’afflux des réfugiés représente déjà la moitié du point culminant de la courbe des demandes, qui sera finalement atteint en mars 2016. Angela Merkel n’a pas amorcé un appel d’air ; elle a simplement exhorté les Allemands à poursuivre les opérations d’accueil ».
Les têtes sans cœur et les cœurs sans tête
Il décortique les « motivations » que les uns et les autres ont prêtées à Mme Merkel – les farfelues comme les perfides… Mais « on n’entre pas dans le cerveau d’autrui comme dans un moulin ». La formule est réjouissante. Elle rappelle le : « Ce n’est pas avec des sabots qu’on peut entrer dans l’âme de son prochain, même si on les essuie sur le paillasson » de Stanisław Jerzy Lec. À n’en pas douter, le cerveau des uns et des unes n’a que peu à voir avec celui de Mme Merkel. Alors, quand la philosophe Chantal Delsol, sous couvert de « protéger notre identité », fustige la décision « émotionnelle » de Merkel (Le Figaro, 3 septembre 2015), le titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France rappelle « cette vérité toute simple que toutes les options possibles – ouvrir ou fermer les frontières, accueillir les exilés ou les rejeter – sont à la fois morales et politiques ».
Le démographe, par ailleurs agrégé de philo, semble se régaler de rappeler aux modernes radoteurs qu’ils ne font que répéter ad nauseam « l’antique argument de la raison brouillée par la passion, du logos chassé par le pathos ». Convoquant Ruth Amossy, Christian Plantin ou Marianne Doury, il souligne qu’« on peut argumenter rationnellement le “devoir d’éprouver” et le “devoir d’agir”, [qu’]il n’y a pas de frontière étanche entre le pathos et le logos » ; « les valeurs sont des vecteurs d’émotion reconnus » et « l’émotion est le ressort de l’action ». C’est dit ! Et toc ! pour les têtes sans cœur et les cœurs sans tête. Il réserve le même traitement à la distinction wébérienne entre éthique de responsabilité et éthique de conviction, ou plutôt à son galvaudage qui fait que le plus minus des ronds-de-cuir puisse célébrer sa plus microscopique décision, qui fait que le bas de gamme de la gouvernance puisse défendre la pire politique au nom de l’esprit de responsabilité, et ce sans se soucier « des conséquences ». Tout le contraire de Merkel, car là aussi nulle opposition entre politique et morale. Et de revenir au discours d’août 2015 pour expliquer qu’« elle n’hésite pas à lier dans la même phrase le nous et le je. Le nous guidé par des principes, le je sujet à l’émotion. Mais le ressort est le même : c’est la violation des principes qui suscite l’émotion et non pas une passion personnelle. La compassion, dans ce cas précis, n’est pas une faiblesse sentimentale, l’attendrissement d’une belle âme, mais l’issue logique d’un raisonnement : ne pas reproduire à l’encontre d’autrui les errements de l’histoire qu’on a soi-même subis, savoir se mettre à la place d’autrui parce qu’on sait d’expérience que les positions sont réversibles ».
Sous 2015 perce 2022
« Accueillir les réfugiés est donc une question de principe. Encore faut-il savoir accueillir. » En Allemagne, logique fédérale oblige et « clé de Königstein » comme outil de répartition des efforts, tout le monde se mobilise : les communes, les Länder, l’État fédéral, le monde associatif, les Églises. « Nulle opposition entre l’approche pragmatique et le respect des valeurs : l’organisation de la justice spatiale est précisément source d’efficacité », écrit l’auteur qui rappelle que la chancelière « insistait sur la nécessité d’étendre à toute l’Europe ce principe de juste répartition ». En vain : les arguties étaient de sortie pour cacher les égoïsmes et/ou les peurs électorales.
Si François Héran montre qu’« Angela n’a pas péché par angélisme », reste la question de savoir si « la suite des événements a […] donné tort à la chancelière ? » Plusieurs éléments interfèrent ici : la politique intérieure et le rééquilibrage des forces de la coalition ; les agressions sexuelles du Nouvel An 2016, à Cologne en particulier ; les attentats islamistes ; le durcissement de la politique d’accueil de la coalition dirigée par Merkel ou encore l’accord avec Erdoğan pour contenir le flux des entrées de migrants en Europe… Autant d’éléments qui ont imprimé leur marque sur le « lien de confiance » entre Allemands et réfugiés, et surtout autant d’indices des « contraintes que l’absence de solidarité européenne ont fait peser sur la chancelière ».
Restent les données statistiques, celles sur l’accueil des réfugiés dans l’Espace économique européen (EEE). La politique de Mme Merkel a-t-elle provoqué un « appel d’air » ? Aurait-elle « ouvert les vannes » ? Aurait-elle signé le début de la fin d’un continent et d’une civilisation ? Cela a été dit, et pas seulement par M. Olive – entendre M. Zemmour selon son patronyme berbère d’origine (azemmur). Cela se dit, encore et toujours. Cela se dira tout au long d’une campagne présidentielle déjà malodorante, qui mobilisera les egos mais pas les électeurs. D’où l’intérêt de ce (re)cadrage : sous 2015 perce 2022. Pédagogue, le démographe cite les données d’Eurostat : « les 32 pays de l’EEE ont enregistré en sept ans, de 2014 à 2020 quelque 5,6 millions de premières demandes d’asile déposées par des exilés non européens, venus pour l’essentiel du Moyen-Orient et d’Afrique orientale », soit, pour les 522 millions d’habitants de l’EEE en 2014, une augmentation de la population en l’espace de sept ans de 1,1 % – « tout le contraire d’un “tsunami” ou d’une “invasion” » précise Héran. En France, « les demandes d’asile enregistrées de 2014 à 2020 ont apporté 1 % de population supplémentaire, si l’on fait l’hypothèse (maximaliste) que les déboutés (les trois quarts d’entre eux) demeurent tous sur le territoire ». Devant le Royaume-Uni (+ 0,4 %), l’Italie (+ 0,8 %) et l’Espagne (+ 0,7 %) « qui ont souvent organisé le transit des demandeurs sans les enregistrer », mais derrière l’Allemagne et l’Autriche (+ 2,4 % chacune), derrière la Suède (+ 3,4 %), et bien sûr derrière les pays de la première ligne : la Grèce (+ 2,8 %), Malte (+ 3,3 %) et Chypre (+ 4,6 %).
« Chéri, je t’aime, chéri, je t’adore »… et après ?
Aux données chiffrées, François Héran aurait pu ajouter quelques éléments qui renvoient aux élections législatives de septembre dernier en Allemagne. Certes, la CDU, la formation de Merkel, est sur le recul (neuf points de pourcentage par rapport à 2017), mais d’immigration et plus encore d’islam il n’en a pratiquement pas été question durant la campagne. Quant à l’extrême droite, représentée par l’AFD, elle n’a non seulement pas fait recette mais a même été sanctionnée. « Cela peut paraître incroyable vu de France, mais le mot “islam” n’a pas été prononcé une seule fois dans les grands débats télévisés de la campagne législative allemande. Le terme “immigration” n’a été utilisé que rarement, dans la plupart des cas par des représentants du parti d’extrême droite AFD » (Le Parisien, 26 septembre). Ainsi, les « chéri, je t’aime, chéri, je t’adore » autour de l’extrême droite ne servent à rien. Ils détournent même de l’essentiel : « L’absence de toute controverse électorale sur l’immigration dans un pays qui a largement ouvert ses portes aux réfugiés en 2015, l’accent mis dans les débats sur la question de la transition climatique et sur celle du salaire minimum sont des exemples à méditer pour une France menacée par une campagne présidentielle dominée par les thèmes identitaires » (Le Monde, 27 septembre). Car cela continue et François Héran a sans doute raison : « Nous ne sommes plus Européens, sauf par un accord tacite sur une politique du laisser-survivre et, souvent, du laisser-mourir aux portes de l’Europe. » « L’écart » entre Angela Merkel et les dirigeants européens, « France et Royaume-Uni compris », « s’est creusé, et l’Allemagne a dû rebrousser chemin pour coller aux passions tristes de l’Europe. Angela Merkel est sortie de cette épreuve avec tous les honneurs. On ne peut pas en dire autant de ses homologues européens ».
Willkommen in Frankreich
Alors ! La France ? Elle est encore et toujours incapable de trouver des réponses à la situation des exilés à Calais. Cela date d’au moins 2002 et de la fermeture du centre de la Croix Rouge de Sangatte. Cela date de 2009 et du premier démantèlement musclé de la « jungle » par Sarkozy et Éric Besson. Esbroufe : selon la préfecture du Pas-de-Calais, les « migrants » étaient 800 en 2014, ils étaient 6 000 un an plus tard, 10 000 selon les associations… Aujourd’hui, ils seraient autour d’un millier. Et cela continue ! Pire, on y pratique une forme de harcèlement : comme les pouvoirs publics se refusent à mettre en œuvre des politiques humaines, à tout le moins pérennes, on continue à envoyer la police pour déloger les hommes et les femmes de passage à Calais qui tentent de rejoindre la Grande-Bretagne : on évacue et on évacue encore, on déplace ici et on déloge là. On détruit les tentes, disperse le peu d’effets personnels, chasse une humanité en détresse. Une politique à la Sisyphe. Face à cette situation, deux militants associatifs, Anaïs Vogel et Ludovic Holbein, et le père Philippe Demeestere, aumônier du Secours catholique âgé de 72 ans, entament une grève de la faim le 11 octobre. Après 25 jours, le père Demeestere met un terme à sa grève de la faim. Anaïs Vogel et Ludovic Holbein continuent. « Ils mettent leur vie en danger pour dénoncer le traitement inhumain réservé aux personnes exilées » et dénoncent « une politique inhumaine inefficace ».
Pour François Gemenne, professeur à Sciences Po et directeur de l’Observatoire Hugo, dédié aux interactions entre changement climatique, migrations et politiques à l’université de Liège, « tant que Calais sera à une vingtaine de kilomètres des côtes anglaises, et tant que l’Angleterre restera une destination attractive pour les migrants, Calais restera un point de passage ».
Une politique plus humaine, des perspectives d’hébergement, des mesures éducatives et de formation, une volonté d’intégration – comme le firent Merkel et les Allemands – constitueraient-ils un appel d’air ? Au regard des conséquences désastreuses des politiques menées depuis plus de vingt ans, au regard de leur inefficacité du point de vue même de l’arrivée de nouveaux exilés, la question paraît saugrenue. D’ailleurs, comme François Héran, François Gemenne critique cette « peur de l’appel d’air ». Tant qu’il y aura cette peur, « on aura ce type de situations qui provoqueront des drames, comme celui du TER » qui a heurté un groupe de migrants jeudi, faisant un mort et plusieurs blessés (France Info, 5 novembre). Et de rappeler qu’« il faut bien comprendre que les raisons qui poussent les gens à quitter leur pays sont les impacts du dérèglement climatique, les guerres dans des régimes autoritaires, et pas la perspective de pouvoir avoir une chambre et une douche à Calais ».
De son côté, Yann Manzi, co-fondateur de l’association Utopia 56, déplore « la complexité et la difficulté de pouvoir déposer une demande d’asile en France et dans les autres pays européens ». Résultat, « Calais devient la seule porte de sortie » pour les personnes exilées. Ils ne représentent en France et en Europe « que 0,2 % de la population, on doit prendre notre part » (France Info, 5 novembre). « Prendre sa part »… Voilà qui ramène à Angela Merkel et même à… Michel Rocard. On aime le citer pour claquer la porte au nez des exilés (« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »), délaissant la fin de la phrase : « mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part ».
Serions-nous en train de perdre nos valeurs, comme le dit Yann Manzi et comme le suggère François Héran ? De ce point de vue, le spectacle qu’offre l’entame de la campagne électorale peut inquiéter. Si aux électeurs allemands on épargna les bêtises et les exagérations sur l’islam et sur l’immigration, pour parler salaire, pouvoir d’achat ou climat, en France il n’en est déjà pas de même. Pour l’heure (mais pour combien de temps ?), Zemmour est à la baguette. Le Pen joue de la grosse caisse. Chez les Républicains, c’est à qui chantera le plus fort. Le 14 novembre, lors du deuxième débat de la droite organisé par BFMTV et RMC, Philippe Juvin n’a craint ni les raccourcis, ni les simplifications : « La France n’est pas un supermarché où on entre avec son caddie et on prend ce qu’on veut. » Xavier Bertrand souhaite, quant à lui, « baisser de 30 % l’immigration du travail », « réduire de moitié l’immigration des étudiants » et « diviser par trois l’immigration familiale ». Quand Barnier veut « un moratoire », Pécresse refait le coup de l’immigration choisie via une politique de « quotas ». Éric Cioti entend revenir au droit du sang, exit le droit du sol ou alors après un parcours du combattant de dix ans.
Même à gauche (sic), un Montebourg, invité de l’émission « Le Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI » dimanche 7 novembre, a promis de s’attaquer à l’immigration illégale en bloquant « tous les transferts d’argent privé » vers les pays qui refusent de rapatrier leurs ressortissants visés par une obligation de quitter le territoire français. Il a reconnu depuis que c’était « une connerie » ! Faudra-t-il bientôt demander à Angela Merkel de revenir… parce qu’ils deviennent tous fous ?