Celles qui chantent
Film de Jafar Panahi, Sergei Loznitsa, Karim Moussaoui et Julie Deliquet (France, 2020)
C’est une sorte de film choral que nous propose 3e scène, la scène digitale de l’Opéra national de Paris. Elle a demandé à quatre cinéastes venus d’horizons et de cultures différentes de s’associer pour « cinématographer » leur rapport à l’opéra.
Celles qui chantent regroupe in fine quatre courts-métrages assemblés formant un long-métrage qui était prévu en sélection officielle au festival de Cannes 2020, puis annulé pour cause de Covid-19. Les quatre cinéastes ont pour nom Sergei Loznitsa (Une nuit à l’Opéra), Karim Moussaoui (Les divas du Taguerabt), Julie Deliquet (Violetta) et Jafar Panahi (Hidden). Chacun a eu carte blanche et une liberté totale pour filmer sans se concerter les uns avec les autres. Chacun, selon son écriture propre, dit à sa façon quelque chose du pays et de la société où son héroïne chante, tout en questionnant les thèmes de représentation et d’interprétation. Et le résultat final est l’occasion de faire résonner « cinéma et spectacle vivant, documentaire et fiction, monde d’aujourd’hui et monde d’hier ».
Le premier opus, Une nuit à l’Opéra, est l’œuvre de Sergei Loznitsa. Natif de Kiev en Ukraine, Sergei Loznitsa est un scientifique spécialisé en recherche en intelligence artificielle qui a étudié la réalisation à l’Institut national de la cinématographie à Moscou. Depuis 1996, il a signé 21 films documentaires et 4 films de fiction. Avec Une nuit à l’Opéra, il a choisi de plonger dans les archives des années 1960 du Palais Garnier de Paris, mettant en relief le long défilé de célébrités (Brigitte Bardot, Gérard Philippe…), de têtes couronnées et de chefs d’État qui ont foulé le tapis rouge pour entendre la grande diva Maria Callas, donnant une sorte d’éclairage politique à ce qui se voulait un grand spectacle vivant. Et cette dimension centrée au début sur les célébrités réunies à l’opéra, s’estompe complètement dès que l’on entend la voix de la Callas entonner les premières notes de « l’air de Rosine »…
Le second film, Les divas du Taguerabt, est signé de l’auteur algérien d’En attendant les hirondelles, Karim Moussaoui, qui fut sélectionné en 2016 à la Semaine de la critique de Cannes. Tandis que l’Algérie vient d’hériter d’un opéra construit par la Chine, aucune œuvre d’opéra n’y est programmée. Aussi, pour répondre à la demande qui lui a été faite, le cinéaste algérien est parti en quête des origines de l’opéra. « Je me suis dit, explique-t-il, que les femmes et les hommes ont commencé à utiliser les grottes avant de construire des temples, des églises puis l’opéra tel que nous le connaissons aujourd’hui. » Il a donc posé sa caméra dans ces grottes du Sahara algérien pour filmer ces femmes qui se rassemblent en une chorale au milieu de laquelle émerge une voix en solo. Les chants sont réels. C’est du Taguerabt, une variante du Ahellil, chant traditionnel du Gourara.
Alors que le terme de « diva » est utilisé en musique classique pour désigner une cantatrice de renom, Karim Moussaoui a repris le terme pour relier les femmes et leur chant à la transe et au sacré. Et le « concert » tel que filmé par le réalisateur dégage tout à la fois émotion et originalité.
Le troisième opus, Violetta, est lui aussi frappé du sceau de l’originalité. La réalisatrice Julie Deliquet entrecroise les couloirs de l’opéra Bastille et de l’hôpital Gustave Roussy de Villejuif, mettant en scène deux femmes incarnant en miroir la maladie. Entre fiction et réalité, elles témoignent en live des différents rapports au tragique et à la représentation : « Chez ces deux femmes, je trouve qu’il y a une tension qui se joue, qui rejoue la vie avec un caractère évidemment plus dramatique dans la relevée d’Aleksandra, après la mort de Violetta. Aleksandra a l’air très soulagée que la représentation soit finie. C’était cette reprise de vie qui m’intéressait, comme dans le processus de chimiothérapie, qui est un processus pour guérir. »
Originalité encore pour le dernier opus, Hidden, de l’Iranien Jafar Panahi qui, lui, est parti à la recherche d’une jeune femme à la voix d’exception, que les autorités religieuses iraniennes interdisent de chanter. Fidèle à ses convictions et à son engagement d’opposant aux diktats des mollahs – il est assigné à résidence avec interdiction de filmer –, Jafar Panahi, contournant les interdits, réussit après moult péripéties à retrouver la « diva » au fin fond de son village.
Il nous livre au final sans doute la plus belle séquence tournée clandestinement de Celles qui chantent. Voulant protéger sa vie et son art, la jeune femme obtient du réalisateur qu’il filme sa voix mais pas son visage… Et derrière le drap blanc qui la dissimule à la caméra, éclate un moment de rare beauté et d’émotion quand résonne dans ce lieu insolite la voix incroyable de soprano de la jeune femme.