Cochon d’Allemand
de Knud Romer, traduit du danois par Elena Balzamo Éd. Les Allusifs, 2007, 187 pages, 16 euros
C’est un premier roman autobiographique que nous propose ici Knud Romer. Danois d’origine allemande par la branche maternelle, il raconte, en bousculant la chronologie et en entremêlant l’histoire des deux branches de la famille, près de soixante ans – des années dix aux années soixante-dix – de saga familiale, d’histoire danoise et allemande, mais aussi d’histoire européenne. L’Irlandais Hugo Hamilton, lui aussi d’origine allemande, avait en son temps raconté les déboires familiaux et l’hostilité de ces concitoyens celtes à l’égard de sa mère également teutonne. De ce point de vue, Cochon d’Allemand est le versant danois de Sang impur(1). “Nykøbing Falster est une ville si petite qu’elle se termine avant même d’avoir commencé.” Nykøbing est un “piège” fait de sens uniques, un “un cul-de-sac” où même l’armée allemande s’est égarée ! C’est dire... Hildegard, une immigrée allemande, y débarque en 1950 pour travailler à la sucrerie de la ville. C’est là, dans ce “trou perdu oublié de dieu”, hostile en tous points, qu’elle rencontrera pourtant, en quelque sorte, l’homme de sa vie, dit “le Fiston”, narrateur qui y voit le jour dix ans plus tard : “Et c’était la façon la plus sûre de ne pas exister du tout...” Les vexations infligées par les Danois à sa mère allemande sont nombreuses, incessantes : à l’épicerie, chez le boucher, chez le marchand de fruits et légumes, au café, le même scénario se répète, fait de moqueries et de mépris. On refourgue à cette pauvre femme les produits périmés et on ne cesse de la rouler sur la monnaie... Le pasteur lui-même “refusait de nous serrer la main”. Quant au gamin, le sandwich au jambon préparé par sa mère lui vaudra quotidiennement les railleries blessantes de ses petits camarades d’école. Reste la tendresse et l’amour de Knud Romer pour sa mère, cette femme “inconsolable” : “ma mère vivait en pays étranger, aussi seule qu’un être humain puisse l’être. [...] J’aurais donné ma vie pour la rendre heureuse, je prenais sa main et la caressais, je lui racontais ma journée. Nous avions joué au football, j’avais été appelé au tableau [...]. Tout cela était faux. Pendant toute la journée, j’avais été le ‘cochon d’Allemand’.” Hildegard se réfugie, plus que de raison peut-être, dans la vodka et la musique pour revenir à Berlin. Pour les anniversaires de son fils, cette femme de caractère et d’honneur, qui avait connu bien pire dans son pays sous la botte nazie, joue, comme un défi, de l’accordéon dans les rues de Nykøbing. Tout n’est pas sombre dans cette histoire. Il y a, par exemple, le goulasch de grand-mère et la cocotte noire en fonte qui, depuis au moins trois générations, a traversé l’histoire et ses tremblements et suivi la famille dans son exil danois. Il y a les vacances en Allemagne chez la méchante tante Eva et l’oncle Helmut – une maison familiale qui résonnait des bruits et des legs de plusieurs générations : “Je les enviais et me considérais comme lésé de ma part d’histoire [...]”, écrit Knud Romer, vite gagné par l’impatience de “tourner le dos aux fantômes de cette maison”. L’histoire de la branche danoise est marquée par la figure du grand-père, poète aux projets fous, visionnaire en avance sur son temps et ses tristes contemporains. Bien sûr, la famille danoise avait rompu avec le père du Knud. Tout cela rappelle ces couples mixtes – franco-algériens notamment – d’hier et d’aujourd’hui, rejetés par le reste de la famille, qui s’estime pure et respectable, elle... Mais ici, nous sommes au cœur de l’Europe, entre Européens – qui plus est, entre voisins ! Et ce que va subir, enfant, Knud Romer, ferait frémir le premier Beur ou Black d’aujourd’hui. La guerre peut avoir sa part d’explication. Les résistants – certains résistants, comme Ib, l’oncle paternel, et ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur fusil – excommunient à tour de bras. “La Seconde Guerre mondiale ne prit jamais fin pour ce qui concernait mes parents et notre famille, Nykøbing demeurait une ville occupée.” Knud Romer montre à quel point le racisme est en soi et peut s’abattre sur tous, les justifications n’étant que des leurres à la bêtise et au rejet de l’autre. L’autre demeure un innocent. Voilà aussi ce que la construction littéraire – un puzzle fait d’époques et de tranches de vies enchevêtrées – montre et traduit. Un des livres les plus importants écrits sur ces thèmes depuis des mois.