Au musée : les débats du musée

Diasporas africaines : vers une solidarité renforcée

Les mobilisations des diasporas africaines dans plusieurs territoires, si manifestes durant la pandémie, apparaissent aujourd’hui comme des leviers pour relever les défis contemporains d’un monde en crise. L’expérience diasporique, et l’identité relationnelle qui la porte, constitue l’un des clés de la réinvention d’un développement fondé sur la solidarité. Compte rendu du débat en ligne conçu par le Musée national de l’histoire de l’immigration en partenariat avec l’Agence française de développement (AFD), dans le cadre du cycle Le Musée part en live ! Animé par la journaliste Nora Hamadi, le débat réunit Hélène N’Garnim-Ganga, avocate, directrice du département Transition politique et citoyenne de l’Agence française de développement ; Alain Mabanckou, écrivain, professeur, titulaire de littérature francophone à l’Université de Californie à Los Angeles ; Sokona Niakhaté, maire adjointe de Fontenay-sous-Bois, conseillère départementale du Val-de-Marne, présidente de la Coordination des élus français d’origine malienne (Cefom).

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Considérée comme la sixième région du continent africain, la diaspora africaine s’inscrit dans un réseau économique, social et culturel qui dépasse largement la notion démographique d’immigration africaine. Ainsi, pour Hélène N’Garnim-Ganga, « l’appartenance à une diaspora, c’est beaucoup plus global que le fait d’être immigré. Car la génération des enfants de parents immigrés, ce sont des nationaux. Ce qui ne les empêche pas d’appartenir à la diaspora. La diaspora, c’est avant tout un sentiment d’appartenance culturelle commune ». Appartenance à une culture commune, mais aussi à un territoire commun, comme l’explique Alain Mabanckou : « Je pense que la notion de diaspora africaine est mobile, dans le sens où le mot “diaspora” lui-même remonte aux grands déplacements de la Grèce antique. La diaspora, c’est la dispersion d’un peuple à travers le monde. La diaspora permet aux Africains de renouer avec l’idée d’hospitalité et de solidarité, à travers un lien fraternel et de sororité souvent plus fort que le lien national, et qui ne s’exprime pas à l’intérieur du continent. Dans cette grande diaspora africaine, on se définit par rapport au fait qu’on vient tous du continent africain, qu’on ait la peau noire – ou blanche ! On ne va pas écarter de la diaspora africaine des Africains comme Mia Couto ou Nadine Gordimer, parce qu’ils sont blancs ! »

La diaspora, entre relationnalité et expertise

L’écrivain franco-congolais décrit la diaspora comme l’espace où se construit symboliquement l’identité diasporique, entre « territoire d’origine » et « territoire de vie » : « Quand vous êtes ailleurs, il vous faut perpétuer votre identité parce que c’est dur quand on n’a plus aucun repère et qu’on doit apprendre les nouvelles règles d’un nouveau lieu. Alors vous exportez les éléments qui font que vous êtes vous-même : cuisine, danse, culture ou style vestimentaire… Dans la diaspora africaine, la question est de savoir si nous devons forcément tout exporter de l’autre côté. »

L’identité diasporique est certes une identité fragmentaire, mais c’est aussi une identité qui s’additionne aux identités qu’elle traverse dans le territoire de vie. Cette identité-relation ainsi enrichie est d’ailleurs ce qui caractérise l’identité diasporique. Pour Alain Mabanckou, exister en dehors de cette « hospitalité générale » met en péril la construction même d’un espace diasporique : « Ce qui tue la notion de diaspora, c’est lorsqu’on la prend dans le sens d’un enfermement en nous-mêmes, sans percevoir ce qu’il y a autour de nous, dans un lieu qui demanderait pourtant une hospitalité générale. »

Pour la Maire adjointe de Fontenay-sous-Bois, Sokona Niakhaté, la nature relationnelle de la diaspora est une valeur ajoutée quand il est question des politiques publiques d’une collectivité territoriale. Là aussi, la rencontre des cultures et des populations représente un précieux levier d’action : « L’installation de la Nation s’accompagne d’un service public que renforcent des partenariats avec le Forum des organisations de solidarité internationale issues des migrations (FORIM) ou l’Agence française de développement (AFD). Dans ce maillage enrichi, chacun a une expertise singulière. » Cette expertise se traduit chez elle par l’évocation d’un « rôle à jouer » pour la diaspora africaine, dans l’entre-deux du territoire d’origine et du territoire de vie : « À la Coordination des élus français d’origine malienne (CEFOM), tous les élus de la République, qu’on les appelle “enfants d’immigrés” ou “deuxième génération”, ont un rôle à jouer dans nos deux pays. En tant que citoyens de la République, nous pouvons justement apporter dans nos pays d’origine ce que la République nous a appris. Pour moi, on ne choisit pas entre sa mère et son père. » Une diaspora experte, dépositaire d’un savoir républicain redistribué au territoire d’origine, à la manière d’une relationnalité étendue aux pratiques politiques et citoyennes.

Or l’expertise est double, si l’on en croit le témoignage d’Hélène N’Garnim-Ganga : « Les diasporas, elles sont cruciales pour nous parce qu’elles sont un trait d’union entre la France et les pays d’origine. Quand l’AFD intervient dans ces pays-là, avec des projets micro-locaux, dans des villages, et veut travailler avec la société civile locale ; alors les diasporas sont d’une aide extraordinaire, car elles nous permettent ainsi de mieux comprendre ces populations et d’avancer dans la bonne direction. Vous savez, lorsqu’on veut faire du développement, on a certes besoin d’argent, mais aussi d’une compréhension culturelle. On veut que les choses aient de l’impact et qu’elles servent. Alors, on travaille avec les diasporas pour trouver une expertise technique, une aide. »

Entre relationnalité et expertise, la diaspora se définit avant tout par le rôle médiateur qu’elle joue entre territoire de vie et territoire d’origine, à la manière d’une double identité d’utilité publique, qui sert à l’un comme à l’autre. Du côté de l’apport au pays d’origine, la diaspora africaine est aussi l’agent stratégique d’une mission économique à double vocation d’investissement et de co-développement.

Crise sanitaire : solidarité renforcée et co-développement

Dans le contexte d’une crise sanitaire mondiale absolument inédite, la relationnalité remarquable des diasporas africaines s’est exprimée sous la forme de solidarités renforcées qu’ont rendues possibles de nouvelles modalités d’organisation. La journaliste Nora Hamadi choisit justement d’interroger ces transformations : « Y a-t-il une expertise et des savoir-faire dans la diaspora qui ont trouvé un nouveau terrain pendant cette crise ? » Pour l’élue franco-malienne Sokona Niakhaté, l’expérience de la communauté malienne sur le territoire d’Aulnay-sous-Bois (Val-de-Marne) a été édifiante : « La solidarité est constitutive de nos communautés africaines. Or, depuis la crise sanitaire, il est devenu plus difficile d’envoyer de l’argent vers les pays d’origine. On a donc vu un déplacement de cette solidarité vers les territoires de vie. En effet, nos parents sont eux-mêmes issus de ces situations de crise, ils ont déjà traversé des pandémies, sauf que cette fois-ci, c’est en Europe qu’ils l’ont vécu. Il n’y a donc pas eu de repli sur soi : la question, c’était de savoir comment contribuer aux dispositifs de solidarité qu’il s’agissait de mettre en place. Et on a vu la diaspora s’impliquer en partageant la richesse de son expérience, de ses savoirs, en s’associant à un maillage citoyen, institutionnel et associatif qui a permis d’organiser de nouvelles formes de solidarité. Cette crise a replacé chacun d’entre nous au même niveau, en tant que collectivité. Cette organisation a été exemplaire au quotidien, et a largement soutenu ceux qui ont été les plus touchés : les mairies et les départements, des élus en responsabilité aux élus de proximité. »

Ainsi, le Val-de-Marne a été le premier département à produire des milliers de masques, grâce à l’effort collaboratif de volontaires, des couturiers de la ville à l’Amicale des locataires : « Tous ceux qui savaient coudre et avaient du textile, grâce aux stocks que nous avaient laissé les artisans », se souvient Sokona Niakhaté, qui évoque aussi la distribution de pain dans les immeubles ou encore la levée d’une aide d’urgence pour les Comores. « Cette période nous a donné l’occasion de faire le monde de demain autrement. »

Comme le rappelle Hélène N’Garnim-Ganga, la solidarité de la diaspora ne s’arrête pas là. « La diaspora a contribué autrement à la crise, puisque nous savons que les personnes de la diaspora occupent en majorité les métiers dits “essentiels” mis en valeur pendant cette crise sanitaire. » Livreurs, caissiers, épiciers, infirmiers ou agents de la voirie, « des premiers de corvée partis au front, et qui l’ont payé cher, avec un taux de mortalité deux fois supérieur à la moyenne, car ils ont été exposés chaque jour au virus ». Sans compter une solidarité malgré tout renforcée en direction des territoires d’origines, poursuit Hélène N’Garnim-Ganga : « Le poids économique de la contribution financière de la diaspora est au même niveau que l’aide publique au développement : on parle d’au moins 10 milliards, dont 45 % sont transférés vers l’Afrique du nord, et 55 % vers le reste du continent. Au Mali, comme au Sénégal, cela représente 3 à 4 % du PIB. D’ailleurs, au Mali, il y a même un ministère des Maliens de l’extérieur. Ces populations diasporiques ont un poids financier si important qu’elles sont représentées au Parlement et au sein du gouvernement. Comme je l’ai déjà évoqué, travailler à leurs côtés est essentiel pour l’AFD. Qui peut nous dire où installer un dispensaire ou une école au kilomètre près, sinon ceux qui connaissent la région, qui parlent la langue, qui comprennent les modes de vie locaux ? Moi même, je viens du Sahel et j’ai vécu quatre ans au Mali. Mais ça ne m’empêche pas d’y être en décalage, même si je suis née et que j’ai grandi au Tchad. On pourrait croire qu’entre le Tchad et le Mali, il n’y a que le Niger, mais c’est complètement différent : les cultures ne sont pas les mêmes. Il est donc impératif pour nous de travailler avec les gens qui savent. »

Ainsi, face à la crise sanitaire, l’AFD a investi 2 milliards et demi d’euros, en partenariat avec la Croix Rouge française et l’Institut Pasteur: envoi de masques, mise en place de campagnes de communication, formations… À cela s’ajoutent les « pop ups », des montants supplémentaires dédiés au soutien et à l’accompagnement de projets d’entrepreneurs issus de la diaspora, dans le but de favoriser le développement économique du continent. Sokona Niakhaté réagit avec enthousiasme aux propos d’Hélène N’Garnim-Ganga : « Cette aide sanitaire, qui s’inscrit dans une démarche de co-développement, est tournée vers une forme de solidarité internationale et entrepreneuriale. Mais c’est aussi un dispositif qui aide les porteurs de projets de la diaspora qui ne sont pas forcément organisés en entrepreneuriat, tout en ayant un impact bénéficiaire sur leur territoire. »

La place de choix qu’occupe la diaspora dans l’économie du continent ne reflète pourtant pas, sur un plan symbolique, la représentation que l’on se fait des communautés diasporiques dans les territoires d’origine comme dans les territoires de vie.

La surprenante invisibilité des diasporas africaines

Pour Alain Mabanckou, la représentabilité de la diaspora africaine sur le continent est à géométrie variable. L’écrivain évoque la méfiance envers la diaspora dont il fait l’expérience dans son territoire d’origine, le Congo Brazzaville :« Je pense qu’il y a, d’un côté, les nations afros qui respectent leurs diasporas, parce qu’elles ont compris que ces diasporas apportent quelque chose. Et puis, de l’autre côté, il y a des nations qui pensent que quelqu’un de la diaspora est forcément un opposant politique. Donc il faut écarter sa voix car il risque de voter contre le gouvernement en place. Savez-vous que le Congo Brazzaville est l’un des seuls pays du continent africain qui ne donne pas le droit de vote à la diaspora, cela même si vous avez gardé votre nationalité congolaise ? Même si les personnes de la diaspora ont soutenu les territoires d’origine pendant la crise de la Covid, en envoyant aussi bien des masques que des mandats Western Union ! En Afrique centrale, nous envions la solidarité qui s’exprime dans la diaspora d’Afrique de l’Ouest, qui s’organise pour aider ceux qui sont restés sur place tout en gagnant le respect des Etats. Ce qui est normal, puisque tous ces gens travaillent pour la nation. Malheureusement, les régimes autocratiques africains comme celui du Congo Brazzaville voient la diaspora comme le porte-parole d’une certaine liberté souhaitée par les nations. »

Face à cette diaspora « déloyale » imaginée par des nations hostiles au risque de la contestation, il y a une diaspora invisible, effacée des représentations dans les territoires de vie comme dans les territoires d’origine, absente des institutions politique, administrative, culturelle ou médiatique. Une place paradoxalement difficile à trouver, pour une communauté qui pèse pourtant plus de 10 milliards. Pour Sokona Niakhaté, il faut néanmoins « (...) sortir de cette victimisation, de l’enfermement et de la négativité. Il faut dépasser l’idée du handicap et du repli sur soi et avancer comme des citoyens du monde. (...) La diaspora n’est pas obligée d’être représentée partout : avant d’être élu, il faut porter un projet politique tourné vers un espace collectif. La politique, ce n’est pas quelque chose de personnel : ça, on l’oublie ! C’est cet équilibre-là qu’il faut trouver : renforcer la démocratie et la citoyenneté dans nos institutions, grâce au travail de terrain. Ce qui compte, ce n’est pas de créer des oppositions mais que les gens s’organisent. Chacun peut être utile à sa manière à la société, parce qu’on ne peut pas tous être au pouvoir. »

Pour Hélène N’Garnim-Ganga, la diaspora peut trouver sa « place à la table », à condition d’une persévérance stratégique, d’un argumentaire efficace et de « savoir saisir les opportunités » : « L’invisibilité dépend des pays. Il y a d’une part la reconnaissance financière qui passe également par une pression amicale et bienveillante auprès des gouvernements et des autorités locales pour réclamer une voix. Cela suppose qu’on fasse justement ce qui est en train d’être fait. Par exemple en France, des associations se créent, de sorte que celui de la diaspora qui part au Mali peut dire “Voilà ce que je représente”. On arrive alors à avoir une place à la table. Quand la pression du poids financier n’a aucun effet, il faut faire comprendre aux autorités locales la diversité des apports de la diaspora. Par exemple, dans la région de Kayes [Mali] où j’ai beaucoup circulé, la plupart des infrastructures ont été construites par la diaspora, du puits à la mosquée. »

Pour Alain Mabanckou enfin, la figure relationnelle du citoyen du monde évoquée par Sokona Niakhaté est un moyen d’occuper la place que les territoires de vie refusent à la diaspora, grâce à la circularité de l’échange : « L’erreur souvent faite par les diasporas, c’est de s’enfermer sans partager avec les autres ce qui se passe à l’intérieur de la diaspora. Ce qui m’importe, c’est d’apporter l’élément essentiel de ma culture qui manquerait à la culture globale. Quand l’autre voit que vous pouvez lui parler de sa culture, de sa géographie, de son histoire, de ses rois, Louis XIV etc., alors cet autre va être obligé de s’intéresser au royaume Kongo ou à l’histoire des Mandingues ! La diaspora doit créer un espace de regroupement dans lequel les seules opérations qui seront permises seront l’addition, la multiplication, et non la soustraction et la division. (...) Il y a bien longtemps, la diaspora était présente dans la politique française. Ensuite, tout ça s’est arrêté. Mais Léopold Sédar Senghor, Blaise Ndiaye ou Léon-Gontran Damas ont été députés ! Monnerville était Président du Sénat ! Et puis dans les années 1980, l’Europe s’est mise à pointer du doigt l’immigré comme étant la cause de ses malheurs, en oubliant qu’elle avait fait venir ces mêmes immigrés pour faire sa guerre, pour réparer sa crise économique. Pour moi, la question de la représentation se posera toujours. Ce n’est pas parce qu’on aura mis quatorze personnes de la diaspora africaine à l’Assemblée nationale et au journal de 20h qu’on aura résolu la question ! »