Exposer le racisme et l’antisémitisme : un enjeu démocratique
Dialogue d’ouverture entre Pap Ndiaye et Michel Wieviorka
Régis Meyran : En France notamment, mais ailleurs également, on sépare habituellement la recherche sur les différentes formes de racisme – racisme anti-Noirs, anti-musulmans, anti-Asiatiques – de la recherche sur l’antisémitisme. Pap Ndiaye et Michel Wieviorka, vous avez insisté dans vos travaux respectifs sur la nécessité de mener la recherche sur les deux fronts à la fois. Pourquoi ces deux types de recherches sont-ils traditionnellement séparés ? Quel est l’intérêt de les mener de front ?
Michel Wieviorka : C’est un débat déjà ancien que de discuter des rapports entre racisme et antisémitisme. Historiquement, l’antisémitisme désigne la haine des Juifs. Or, si le mot « antisémitisme » date d’à peine plus d’un siècle, la haine des Juifs est millénaire, et certains spécialistes la font remonter à l’Antiquité. Ce qui est certain, c’est que le phénomène s’est développé très tôt, au moins dès les débuts du christianisme. C’est là une chose unique dans l’histoire, qu’il faut traiter comme telle.
Pourtant, quand on est plutôt sociologue qu’historien, on utilise les mêmes outils pour analyser le racisme et l’antisémitisme. Et on se pose les mêmes questions : comment cela fonctionne-t-il ? Peut-on comprendre comment le phénomène apparaît et se développe ? Quels sont les acteurs impliqués ? Quelles sont les logiques d’action ? Mais si les techniques d’analyse plutôt sociologique sont les mêmes, les phénomènes sont historiquement très différents. C’est pourquoi il ne faut ni les confondre, ni les séparer complètement. Il faut les articuler, et je crois que Pap et moi-même sommes d’accord sur ce point.
Par ailleurs, le mouvement de la recherche a quelque chose à voir, évidemment, avec celui des sociétés. Si la recherche semble séparer à certains moments les questions d’antisémitisme et les questions d’autres racismes, c’est aussi que le mouvement général des sociétés est allé dans le sens de cette séparation. À la fin des années 1950, au début des années 1960, aux États-Unis, au moment des luttes pour les droits civiques, beaucoup de Juifs démocrates s’impliquèrent. Il existait à cette époque des proximités militantes qui rendaient peut-être plus acceptable l’idée de défendre des causes communes : la démocratie, les droits civiques, la justice, la vérité.
A contrario, si les choses ont semblé se dissocier ensuite, notamment en France, c’est, me semble-t-il, parce que le climat politique et idéologique général poussait à une certaine dissociation, et parfois même pire que ça. Si on se demande comment la « question juive » s’est transformée en France, il faut prendre en compte les évolutions du Moyen-Orient et du conflit israélo-palestinien : on voit que l’image de l’État d’Israël, dans l’opinion, a changé à partir du début des années 1980, après l’opération militaire dite « Paix en Galilée » et le massacre de Sabra et Chatila. À ce moment-là, le débat en France s’est polarisé de telle sorte qu’il était difficile pour le monde juif de ne pas prendre parti pour Israël. Dans le même temps, l’immigration se transformait dans notre pays, devenant une immigration de peuplement, avec une population importante venant du Maghreb qui s’identifiait plutôt à la cause palestinienne. Puis ensuite se sont développés en France l’islam et le débat sur l’islam, qui là encore ont polarisé ces questions. En conséquence, certains s’intéressaient au racisme, d’autres à l’antisémitisme. Il faudrait également considérer l’émergence de la « question noire » en France, en 2005. C’est dans ce contexte que nous nous sommes beaucoup fréquentés, Pap et moi. La « question noire » a alors façonné de nouvelles logiques de recherche, ce qui donne aujourd’hui, j’ai l’impression, que les questions de racisme et d’antisémitisme sont traitées séparément.
Mais aujourd’hui, ces deux questions ont de bonnes raisons de se rapprocher, notamment parce que la relation des Juifs de la diaspora à Israël se transforme. Ce phénomène est spectaculaire aux États-Unis, il est moins net en France, mais il est en pleine évolution avec la politique qu’a menée Benyamin Netanyahou… Récemment, une organisation internationale[1] a qualifié de « politique d’apartheid » la politique de l’État d’Israël. Voilà ce qui montre que l’opinion se transforme. De l’autre côté, on a vu aux États-Unis le mouvement Black Lives Matter mobiliser des jeunes de différentes appartenances, pas seulement des Noirs. Certes, une tendance des mobilisations antiracistes actuelles est de mettre en avant la question noire. Et on constate une tentation du repli identitaire, des appels à la fermeture sur soi. Mais je crois que ce qui l’emporte en ce moment, ce sont plutôt des appels aux valeurs universelles, à la vérité et à la justice et que, dans ce contexte, la recherche sur le racisme et celle sur l’antisémitisme se rapprochent.
Pap Ndiaye : J’irai dans le même sens que Michel. La séparation entre les études sur le racisme et celles sur l’antisémitisme s’explique d’abord par des effets de recherches qui sont liés, comme dans tous les domaines des sciences sociales, à l’approfondissement de questions qui nécessitent un gros temps de travail. Cela fabrique « des effets de tunnel », en quelque sorte, entretenus par la multiplication des publications qui exigent de se maintenir à flot dans chaque domaine de recherche, même très spécialisé. Cela donne des œillères à l’égard de ce qui se passe dans le domaine d’à côté. Pour ce qui me concerne, les questions de racisme anti-Noirs aux États-Unis, le nombre de volumes de publications en sociologie, en anthropologie, en histoire sont tellement importants qu’il m’est difficile d’investir énormément de temps dans des domaines voisins, mais distincts.
Mais, malgré de telles logiques d’ultra-spécialisation, il est assez clair, de mon point de vue, qu’on ne peut pas tout à fait séparer les différentes formes de racisme et la question particulière de l’antisémitisme. Voyez le cas du racisme anti-Noirs, dont l’histoire est plus récente que celle de l’antisémitisme, et qui se construit surtout au XVIe siècle, à partir du grand mouvement de colonisation du reste du monde par les Européens. Il est troublant de constater à quel point cette histoire se trouve enchevêtrée avec l’histoire de l’antisémitisme. C’est encore plus vrai dans la période récente, quand on s’intéresse à la généalogie de la pensée raciale : il ressort que dans la fabrication du discours pseudo-scientifique sur les races, à partir de la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, l’antisémitisme a toujours quelque chose à voir avec le racisme anti-Noirs et le racisme anti-Asiatiques.
Il me paraît donc essentiel de souligner combien les questions de racisme anti-Noirs et les questions d’antisémitisme s’enchevêtrent. Ce sont des histoires distinctes, mais dans lesquelles on retrouve des correspondances. C’est pourquoi le chercheur doit éviter deux écueils. Le premier serait celui d’un exceptionnalisme consistant à analyser chaque type de racisme comme une forme exceptionnelle et étanche aux autres. L’autre écueil, à l’inverse, serait de tout confondre et d’affirmer que tous les racismes sont équivalents, dans un grand élan moral. Cette démarche peinerait à distinguer les histoires spécifiques de chaque racisme et aurait des difficultés, dans une perspective d’action militante, à viser l’adversaire.
En outre, il importe de regarder comment se transforment les pratiques militantes. Aujourd’hui, elles s’inscrivent globalement dans une tendance à l’éloignement entre les différentes formes de racisme. En comparaison, on peut examiner la construction des associations noires en France depuis l’entre-deux-guerres. Si l’on regarde cette petite presse militante qui devint plus visible à partir du milieu des années 1930, on constate à quel point elle était préoccupée par les questions relatives à l’antisémitisme. Il suffit de relire, pour s’en rendre compte, les propos de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire, qui s’en inquiétaient beaucoup. Par exemple, un très beau poème de Senghor faisait allusion aux pogroms antisémites organisés dans l’Allemagne nazie, au moment de la « Nuit de cristal ». Césaire et Senghor sentaient bien que cette question les touchait indirectement à cause d’effets de sensibilités minoritaires.
Mais la fureur antisémite qui se développait à cette époque les touchait aussi directement. Cela a été résumé magnifiquement par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. Il y cite son professeur de philosophie du lycée Schœlcher de Fort-de-France, qui répétait à ses élèves : « Lorsque l’on parle du Juif, dressez l’oreille parce que c’est de vous dont on parle. » Ce professeur de philosophie, ce n’était pas Césaire lui-même, comme on le dit parfois, et son nom a été oublié, mais il soulignait un point essentiel en sensibilisant ses élèves par cette formule frappante.
Maintenant, si l’on regarde du côté du monde juif, du côté américain d’abord, il est clair que la participation juive au mouvement pour les droits civiques a été intense, jusqu’à d’ailleurs susciter des réflexions antisémites aux États-Unis, tant les militants des droits civiques blancs dans le Sud étaient presque majoritairement, dans certains États comme le Mississippi, des militants juifs. À cela, on peut fournir une explication. L’affaissement de l’antisémitisme aux États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, a « libéré » des énergies militantes. Ces militants, venant de la gauche plus ou moins radicale, se reconnaissaient dans le mouvement pour les droits civiques par des effets de similitude. Cela a été bien étudié par Nicole Lapierre dans son livre Causes communes (2011), où elle analyse bien l’identification d’ennemis communs et les formes de solidarité fraternelle qui ont uni les uns et les autres.
Mais le phénomène a existé également en France, avec une chronologie différente. Aujourd’hui pourtant, les uns et les autres semblent se tourner le dos pour des raisons diverses qui peuvent être liées à l’actualité internationale et à des tensions dans la France contemporaine, ou encore à des évolutions sociologiques diverses qui mériteraient d’être mieux étudiées.
Il faut donc tenir compte de chaque situation nationale particulière pour analyser les rapprochements ou les éloignements entre les luttes contre le racisme et l’antisémitisme. Et à la fois en penser les spécificités, qui ont parfois été résumées de façon un peu trop schématique en opposant un racisme d’exploitation dans le racisme anti-Noir, et un racisme d’extermination dans l’antisémitisme. C’est une distinction opérée il y a plus de 20 ans par Pierre-André Taguieff, qui ne fonctionne pas bien[2]. En effet, dans l’extermination, il y a de l’exploitation et, dans l’exploitation, il y a aussi de l’extermination. Les frontières ne sont pas étanches, il faut analyser les porosités, c’est-à-dire la manière dont ces formes de racisme se sont enchevêtrées au cours des temps, même s’il existe des particularités. Racisme anti-Noirs et antisémitisme doivent donc être pensés ensemble.
M. W. : La question est très délicate et se trouve au cœur de ce colloque. Il est facile de montrer que, souvent, les deux haines se conjuguent, car l’extrême droite peut être en même temps antisémite et violemment raciste. Parfois même elles se chevauchent l’une l’autre. Des travaux très intéressants, par exemple ceux de Kathleen[3] sur les suprémacistes blancs aux États-Unis, montrent qu’ils recrutent sur la base d’un racisme anti-Noirs. Mais une fois que les nouvelles recrues sont prises en main, on leur dit : « Vous savez, le vrai problème, c’est les Juifs ! » Cela est bien connu, mais il existe d’autres éléments moins travaillés, notamment l’existence de l’antisémitisme dans des populations qui, par ailleurs, sont victimes elles-mêmes de racisme. De même, il peut y avoir du racisme chez les Juifs. Comment, dès lors, rendre compte de cela dans des expositions muséographiques, jusqu’où doit-on aller ? Est-ce que ce n’est pas alimenter des dérives inquiétantes, des oppositions entre minorités ? C’est probablement là que le sujet est le plus sensible.
Mathias Dreyfuss : L’an dernier, devant les caméras du monde entier, on assistait au meurtre de George Floyd aux États-Unis dans des conditions particulièrement effrayantes. Et, à la suite de ce meurtre, un ensemble d’actions militantes ont d’abord dénoncé les violences policières, puis, bien au-delà, la prégnance du racisme dans la société et les traces du passé colonial dans les patrimoines nationaux. Ces événements signent-ils pour vous, Pap Ndiaye et Michel Wieviorka, une nouvelle étape dans l’histoire déjà longue de l’engagement antiraciste ? Impliquent-ils des ruptures de la part des institutions culturelles dans le combat qu’elles mènent contre le racisme et l’antisémitisme ?
P. N. : Il me semble qu’on peut repérer au moins deux caractéristiques originales à propos du grand mouvement antiraciste qui a fait suite au meurtre de George Floyd en mai 2020 à Minneapolis, et dans lequel Black Lives Matter a joué un rôle central. La première caractéristique est sa dimension mondiale. Je n’ai pas souvenir de manifestations qui aient eu lieu au même moment un peu partout sur la planète, du Brésil à l’Australie, du Japon à la Suède. Il faut noter qu’en juin 2020 les plus grandes manifestations en Europe avaient eu lieu dans les villes suisses, à Genève et à Zurich, ce qui n’est pas a priori l’endroit où on les aurait imaginées populaires. Mais des manifestations importantes eurent aussi lieu en Europe du Nord, en Espagne, en France…
La deuxième originalité, c’est que, par contraste avec les manifestations antiracistes de ces dernières années, celles-ci, que ce soit aux États-Unis ou en France, rassemblaient des populations très diverses. Il m’est arrivé, auparavant, de manifester pour protester contre les conditions suspectes de la mort d’Adama Traoré : les personnes présentes étaient noires à 90 %. On était dans un phénomène d’identification, qui avait du mal à rassembler au-delà de la communauté concernée. Or cette fois-ci, on a pu voir une foule extrêmement bigarrée se réunir massivement autour du Palais de Justice de Paris. Même constat aux États-Unis où, pour la première fois depuis les grandes manifestations du mouvement pour les droits civiques des années 1960, une large partie de la population blanche s’est déclarée en solidarité avec les Africains-Américains. Cela contrastait avec les manifestations à Saint-Louis et quelques autres villes de ces dernières années, qui ne rassemblaient très majoritairement que la population africaine-américaine. Ce mouvement a proposé une rupture en renouant avec une forme d’universalisme, sociologique et géographique.
En ce qui concerne les institutions culturelles américaines, notamment les musées et les salles d’opéra, la question des violences policières a suscité un ensemble de réflexions extrêmement larges qui, au-delà, finissaient par interroger le racisme institutionnel et les discriminations à l’œuvre dans le pays. En comparaison, j’ai été frappé de voir la prudence des grandes institutions françaises, à l’exception de l’Opéra de Paris qui a eu le culot de commander un rapport et en engageant une réflexion sur les recrutements des artistes et techniciens et sur la nature du répertoire. Il faut dire que le répertoire de l’opéra des XVIIIe et XIXe siècles a souvent célébré des formes de conquête brutale, tout en développant des clichés exotiques sur les non-Européens, les Asiatiques, les peuples du Proche-Orient, de l’Afrique, de l’Amérique…
Enfin, au-delà du cas de la France, une réflexion de grande ampleur est en train de s’organiser de manière internationale, et on ne peut que s’en réjouir. Mais cela ne remet pas en cause les difficultés typiquement françaises à se mobiliser sur les questions d’antisémitisme, qui pourtant est toujours très présent. On aimerait que les protestations contre les violences antisémites se fassent de manière aussi universelle que possible, bien au-delà du monde juif qui est directement concerné… en y associant celles et ceux que Goffman appelait « les initiés », dans son livre Stigmate[4], une catégorie qui m’intéresse énormément. Il s’agit de celles et ceux qui ne sont pas directement concerné.e.s par un stigmate, par un événement, mais qui se mobilisent quand même. Il y a les stigmatisés, et au-delà, il y a les initiés. Qui sont ces initiés ? Quels sont les processus par lesquels on s’initie ? Qu’est-ce qui fait que l’on va s’approprier une cause qui n’est a priori pas la sienne directement, du point de vue de sa personne ou de sa famille ? Voilà, à mon sens, des questions absolument passionnantes sur le plan des sciences sociales.
Cela me rappelle une remarque que Martin Luther King faisait au début des années 1960 : il était stupéfait par le fait que des jeunes filles blanches de familles bourgeoises venues du Nord des États-Unis venaient le trouver dans le Sud et lui disaient qu’elles étaient prêtes à « mourir pour la cause ». Il se demandait par quel chemin des jeunes femmes qui n’avaient a priori rien à voir avec cette lutte-là, dont les itinéraires de vie étaient tout tracés et qui étudiaient dans des universités prestigieuses, pouvaient lâcher ainsi leurs études, monter dans un bus et se rendre dans le Sud des États-Unis. Cette question de l’initiation, qui implique des particularités familiales, amicales, universitaires…, par lesquelles on s’initie à des causes éloignées de soi, permet de s’inscrire dans des formes universalistes d’engagement.
M. W. : Ces transformations de l’action et de la mobilisation antiracistes ont eu lieu sous Donald Trump, à quelques mois de l’élection présidentielle, dans une Amérique qui ne savait pas trop où elle allait politiquement. Par ailleurs, la vague d’émotion a frappé de façon différente un certain nombre de pays : si l’émotion fut gigantesque aux États-Unis et au Royaume-Uni, elle fut réelle, mais moins forte, dans un pays comme la France. Cela s’est passé dans un contexte difficile puisqu’en France, au plus fort de la pandémie, on n’avait pas le droit de manifester. Pourtant, la grande mobilisation de juin 2020 à propos de la mort suspecte d’Adama Traoré a rassemblé quelque 20 000 personnes.
En outre, la situation française rend compte d’un déclin peut-être provisoire des organisations antiracistes classiques, et de l’émergence de formes nouvelles de mobilisation, qui font un peu penser aux Gilets jaunes, de par son horizontalité. Ces nouveaux mouvements ne se laissent pas organiser, si je puis dire, par SOS Racisme, la Ligue des droits de l’homme et autres organisations classiques. Ils sont organisés par comités de base, comme dans le cas de la famille Traoré. Dans ce contexte, jusqu’à quel point les organisations antiracistes plus classiques doivent-elles se transformer ? Quel rôle seront-elles appelées à jouer dans le futur ?
Par ailleurs, on a pu craindre à ce moment que des logiques identitaires ne l’emportent sur des logiques universalistes en France. La tension entre ces deux orientations est réelle, et toujours d’actualité, et il nous faut l’analyser. Classiquement, les mobilisations de l’entre-deux-guerres et les prises de position de certains grands penseurs, auteurs ou militants, se situaient du côté des valeurs universelles. Or notre époque est soumise à une tension interne entre des logiques de combat universel, pour la liberté, l’égalité, la justice, la vérité, et des logiques qui pourraient nous mener vers des affrontements de type « guerre des races » (avec tous les guillemets nécessaires). La nouveauté est peut-être qu’on a basculé du bon côté.
Enfin, en ce qui concerne les institutions, il faut mentionner le travail que fait Pap. Il ne nous en a pas dit assez par modestie, mais tout le monde sait qu’il a fait un travail exceptionnel avec son Rapport sur la diversité à l’Opéra de Paris. Ce type de démarche est encore très rare. Et à ce propos, je voudrais dire un mot sur la situation dans les grandes entreprises. Ce sont des milieux auxquels les sociologues n’ont pas prêté suffisamment attention. Je prendrai l’exemple de L’Oréal, que je connais un peu de l’intérieur pour travailler avec eux à une enquête sur la diversité et l’inclusion – pour utiliser le vocabulaire en usage dans l’univers des entreprises. Leur préoccupation est de faire en sorte que l’image de leur groupe soit plus en accord avec la réalité multiculturelle de la société française, mais aussi de prendre en compte un certain nombre de demandes qui proviennent de minorités au sein de leur entreprise. La nouveauté est donc que l’affaire George Floyd a ébranlé le monde de l’économie et de l’entreprise. Mais, bien entendu, il faut se demander aussi comment le monde des musées peut se transformer après des événements si importants.
R. M. : Venons-en, justement, aux musées. La France se trouve dans un contexte extrêmement tendu en ce moment : une grande partie de la sphère médiatique est dans une dénonciation constante de supposées menaces pesant sur la République. On ne compte plus les polémiques récentes sur l’islamo-gauchisme, la dictature des minorités, l’américanisation supposée de la société… Or un des thèmes médiatiques les plus obsessionnels est celui de la cancel culture, qui concerne directement les musées. Il est vrai qu’à partir de questions provenant en partie, mais pas seulement, des États-Unis, sur l’appropriation culturelle, sur le racisme structurel, des débats houleux ont pu amener, dans certains cas, des musées à déprogrammer des installations et des expositions, soit à cause de l’influence de groupes de pression, soit par inquiétude des réactions possibles dans la sphère publique. C’est un phénomène qui mérite d’être analysé, mais avec un certain calme, sans tomber dans la dénonciation d’une supposée censure, le terme de cancel culture me semblant très idéologique et importé directement de l’extrême droite américaine. Quelle est votre opinion à tous deux sur cette situation ?
M. W. : Je cherche pour ma part à trouver quelque chose qui permette de concilier deux points de vue antagonistes. La cancel culture, même si l’expression vient de l’extrême droite, désigne parfois une réalité. Mais l’annulation pure et simple du passé, comme le fait de déboulonner une statue de Colbert, promoteur du Code noir, est une position extrême. L’autre position extrême consiste à dire qu’il ne faut rien interdire dans la mise en mémoire du passé, ce qui revient à dénier toute forme de contestation. Pour moi, les deux points de vue ne sont pas acceptables.
Or le musée est un lieu formidable pour trouver la bonne position entre ces deux extrêmes, parce qu’il permet une certaine distanciation vis-à-vis du passé. C’est un lieu où on regarde les choses autrement. Une statue de Colbert dans un musée n’a pas la même fonction qu’une statue de Colbert dans la rue. C’est pourquoi je trouve criminel d’interdire à des musées de faire des expositions. Toutefois, les commissaires d’exposition doivent réfléchir à la façon dont ils rendent compte des débats de société. Et pour cette raison, la relation entre recherche et musée est capitale. Il existe des lieux d’exposition où la recherche est pratiquement la fonction principale. Le cas du Mémorial du Camp des Milles est exemplaire.
Allons un peu plus loin. Il me semble qu’il y a trois modèles possibles de résolution des questions mémorielles dans les musées. La première position consiste à supprimer le passé qu’on ne veut pas voir. C’est une forme d’oubli et c’est inacceptable. La deuxième position, à l’opposé, résiderait, dans une attitude mélancolique, à ne parler que des aspects négatifs du passé. Cela reviendrait à ne pas pouvoir faire le deuil d’un passé douloureux. La troisième position est la seule acceptable : elle consiste à faire vraiment un travail de dépassement, dans lequel le passé n’est pas négligé ni oublié, mais n’empêche pas de se tourner vers l’avenir. C’est à mon sens la mission des institutions muséales.
P. N. : La cancel culture, en effet, est une expression qui trouve ses origines dans l’extrême droite américaine, mais le phénomène existe. On peut en repérer les manifestations sur certains campus américains et dans certains lieux de culture ; pourquoi ne pas le dire ? En même temps, leur importance est souvent, y compris vu de France, exagérée, au point qu’on donne le sentiment que les États-Unis seraient entièrement sous la coupe de cette fameuse cancel culture, ce qui est une exagération grossière. Je rappelle au passage qu’aux États-Unis les Républicains ont récemment tenté de faire annuler l’élection présidentielle : ça aussi, c’est de la cancel culture ! Peu de temps auparavant, des groupes fascisants avaient tenté d’organiser l’annulation de la démocratie en donnant l’assaut sur le Capitole : cancel culture, encore ! Donc, s’il faut s’inquiéter de tentatives d’annulation, c’est plutôt de ce côté-là que de l’autre, même s’il faut reconnaître que, sur les campus américains, existent aujourd’hui des phénomènes sectaires, des discours moralisateurs qui visent à mettre à la porte ceux qui ne disent pas les choses comme il faut ou n’ont pas la bonne tête, si j’ose dire. Du côté des institutions culturelles, il me semble que les phénomènes de cancel culture se sont plutôt portés sur les spectacles que sur les musées. Je pense à l’appel au boycott lors de la représentation des Suppliantes d’Eschyle en mars 2019 à la Sorbonne. Ce type d’appel au boycott m’est absolument odieux, mais il faut reconnaître qu’il pose des questions importantes, qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main : c’est la question des sensibilités minoritaires.
Cela renvoie à une difficulté inhérente au monde de la culture : fermé et élitiste, ce monde n’est pas à l’écoute de la société, et ne comprend pas que – c’était le cas du metteur en scène des Suppliantes – certains types de masques peuvent renvoyer à une histoire humiliante pour une partie de la population. On peut être ignorant à l’égard de ces choses et de bonne foi, bien entendu. Mais cela dénote aussi une absence de sensibilité et un problème dans l’entourage, puisque personne n’est là pour dire au metteur en scène que ce type de dispositif scénique peut heurter les sensibilités.
C’est pourquoi il est nécessaire d’être attentif aux questions de diversité, comme le disait Michel à propos de grandes entreprises de type L’Oréal, mais aussi dans les institutions culturelles. Car celles-ci manquent de diversité. Et ce n’est pas une question cosmétique, c’est une question plus profonde, qui concerne ce qu’on est capable d’exprimer sur une scène ou dans un musée, et donc la manière dont les productions culturelles peuvent parler à la population. Que ce soit dans les musées ou les arts vivants, il faut réfléchir à la diversité chez les conservateurs et les créateurs. C’est essentiel si on veut que ces institutions soient en phase avec l’état du monde d’aujourd’hui, qu’elles reflètent aussi des sensibilités, des histoires variées et non toujours les mêmes histoires. Il faut dès lors se poser des questions nécessaires : comment représenter un événement, un groupe ? Comment exposer sans heurter une partie de la population ? Pour y répondre de la meilleure façon, il faut réfléchir au recrutement dans les musées et dans les écoles de formation des futurs cadres, par exemple à l’Institut national du patrimoine, à l’École du Louvre. Or, à ce jour, ces recrutements sont parmi les plus exclusifs de France, du point de vue sociologique.
Donc, s’il est nécessaire de ramener à leurs justes proportions les phénomènes de cancel culture, nous devons tout autant prendre en compte ces mouvements de boycott ou de censure, aussi problématiques soient-ils, car ils interrogent la manière dont les institutions culturelles s’adressent à certains segments de la société pour qui elles sont lointaines, intimidantes et, quand elles leur parlent, s’expriment de manière vexante, intimidante et gênante.
Lorsque je travaillais sur l’Opéra de Paris, je me suis penché sur le cas de Raymonda, un ballet classique de la fin du XIXe siècle très problématique, qui représente un cheikh arabe violeur qui enlève une femme promise à un Croisé. De nombreuses personnes, y compris des grands danseurs, me disaient qu’ils n’emmèneraient jamais leur famille voir un ballet comme celui-là. Dès lors, que faire de ce ballet, pour ne pas qu’une partie de la population se sente choquée, brutalisée, et pas du tout ou mal représentée ? Faut-il le supprimer du répertoire ou le réinterpréter ? Pour résoudre ce problème, de nombreuses possibilités s’offrent aux directeurs d’institutions et metteurs en scène, sans nécessairement tomber dans la censure. Voilà pourquoi la cancel culture pose des questions intéressantes sur l’exposition, et sur celles et ceux qui les organisent, en invitant à plus de diversité.
M. D. : Comment, dans les musées, atteindre la reconnaissance des différentes mémoires de la discrimination raciale, sans tomber dans leur mise en concurrence ?
M. W. : Nous sommes dans un monde multiculturel, où les différences entre les individus sont innombrables, et il faut bien apprendre à vivre ensemble avec nos différences. Le musée doit nous montrer ce que cela signifie : avec pédagogie, il doit permettre aux points de vue différents de s’exprimer, laisser apparaître des solutions différentes à un même problème. Cela peut advenir non au même moment, mais à travers des expositions différentes. Et surtout, en présentant comment ces thèmes de société sont mis en débat. Par exemple, sur la guerre d’Algérie, il est nécessaire de montrer le point de vue des descendants de pieds-noirs, des descendants des Juifs d’Algérie, des descendants de Harkis, des descendants des membres du FLN, etc.
P. N. : Je suis entièrement d’accord mais j’aimerais ajouter à cela que les musées ont parfois tendance à s’enfermer dans leur tour d’ivoire. On prépare des expositions entre soi, et puis on les montre à la population en espérant que tout se passe bien. Or il me semble qu’il est tout à fait possible de réfléchir à des formes de préparation et de réflexion qui incluent aussi, autant que faire se peut et dans les limites des compétences et des rôles de chacun, divers segments de la population. Cela permettrait de prendre le pouls de la société. Cette porosité par rapport à la société me semble nécessaire, et elle permettrait de réfléchir aussi sur le monde des musées lui-même.
Enfin, les expositions peuvent s’accompagner d’un très gros travail pédagogique. Je pense à l’exposition Le modèle noir au Musée d’Orsay (2019), qui avait été précédée d’une réflexion poussée tout à fait inhabituelle pour cette institution, faite de rencontres avec des enseignants en histoire, en arts plastiques, avec les rectorats… Ce travail a été mené avant même que l’exposition n’ouvre, non dans le simple but d’éviter les polémiques, mais aussi pour prendre au sérieux ce que les uns et les autres pouvaient avoir à dire sur le projet.
Le musée ne doit pas être placé sur un piédestal au-dessus de la société, puisqu’il en fait partie. Il doit prendre en compte autant les formes abouties de réflexion à l’université que l’existence de savoirs spécifiques à chaque population. Il est nécessaire d’entendre ce qui se dit du côté des associations, de toutes celles et ceux qui se sentent concerné.e.s par un sujet spécifique, même si c’est dit de manière brouillonne et un peu choquante parfois. Écouter la société et en faire quelque chose. Je pense qu’il y a là un enjeu démocratique de fond pour l’ensemble des institutions culturelles.
[1] Ndlr : Human Rights Watch.
[2] Pierre-André Taguieff, « Les présuppositions définitionnelles d’un indéfinissable : le racisme », in Mots, n° 8, 1984, pp. 71-107.
[3] Kathleen Blee, « How racial violence is provoked and channeled », in Socio, n° 9, 2017, pp. 257-276.
[4] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975 [1963].