HEBOYAN Esther.-Les passagers d’Istanbul
Les neuf nouvelles qui composent ce recueil signé Esther Heboyan offrent l’opportunité de découvrir quelques tableaux présentant la communauté arménienne de Turquie bien après les massacres de 1915, dans les décennies cinquante et soixante. Esther Heboyan, qui est née à Istanbul dans une famille arménienne et vit aujourd’hui en France, décrit le quotidien d’hommes et de femmes que des conditions de vie modestes et difficiles contraignent à émigrer. Pittoresques et touchants, ces personnages rappellent ceux de l’Égyptien Albert Cossery. Il y a là Sylva, “La petite fille d’Ava Gardner”, qui se fait couper les cheveux par Mélimé pour ressembler davantage encore à l’idole hollywoodienne. Oncle Zareh qui, au cours d’un déjeuner familial, parvient, à l’aide de force raki, à détendre et à faire danser Diguine Yester plutôt compassée. Le sympathique boucher Mardiros Agha est certes ennuyé par son envieux voisin, le cafetier Yilmaz Zafer, mais c’est à cause d’une dette de jeu que sa vie prendra un tour imprévu. Quant à Antranik, après avoir quitté sa province pour Ankara, il ne prendra plus aucune autre initiative, se satisfaisant de son sort. Fidèle à sa réputation “de ne rien faire, de ne rien vouloir”, il en oublie de lire une lettre de son frère Vertabed, émigré aux USA. Dans cette nouvelle, l’auteur glisse cet échange sur la question culturelle : “‘Le foyer, dit [Vertabed] avec solennité, est le lieu où vous devez tous, tous sans exception, parler la langue de vos ancêtres. L’autre langue, vous devez l’oublier en franchissant le seuil de la porte.’ [...] ‘Eh, plus facile à dire qu’à faire, tu crois pas ?, dit Antranik. Toi, tu fais le touriste. Nous autres, on vit dans ce pays. C’est pas rien ça.’” À la mort d’Antranik, son fils, Serko, retrouve dans une vieille boîte la lettre jaunie : son oncle proposait à son père de l’emmener avec lui à Boston. Après cette découverte, Serko court retrouver sa femme : “’Tu te rends compte, lança-t-il à sa femme, je ne t’aurais jamais rencontrée ! Oh, ma jolie, vient donc ici ! On l’a échappé belle !’” L’amour plutôt que l’exil. Reste que l’émigration est une nécessité. Dans “Séquence d’automne”, Hagop, qui s’apprête à partir, rassure sa femme Ani: “Oui, c’est là. Ils veulent des gars costauds. Ils appellent cela du travail à la chaîne. Une grande usine. Un vrai salaire. Je trimerais dur, tu verras. Ani, ne pleure pas. Je t’enverrai de beaux billets tout neufs. Imagine-toi, des Deutschemarks ! Ani, ne pleure pas. Y a plus rien à espérer par ici. Qu’est-ce qu’on peut espérer ? [...] Ani, ne pleure pas. Deux ans, ça passe vite. Deux ans dans une vie, c’est quoi après tout ?” C’est l’époque où l’Europe, l’Allemagne de l’Ouest en l’occurrence, a besoin de force de travail : ainsi, Vartan, le mari de Sylva, suit un convoi de Gästarbeiter (travailleurs immigrés invités par le gouvernement allemand) jusqu’à Hambourg. Après les premiers pleurs, Sylva travaille, s’émancipe et devient pour son époux “Sylva la Belle”. Mélimé est partie aux États-Unis. Yilmaz Zafer, le cafetier, devra aussi se résigner à voir partir son deuxième fils dans un village allemand de Bavière. Grand-mère Noémie s’éteindra à Marseille, chez son petit-fils Garbis qui a épousé une Française, quant à Aroussiak, l’autre grand-mère, c’est à Athènes qu’elle finira ses jours. “Les Passagers d’Istanbul”, la nouvelle éponyme de ce recueil, raconte l’exil d’une famille partie “pour s’installer à l’intérieur des frontières affirmées de l’Occident”. “Cette famille parue évidemment bien étrange aux yeux et aux oreilles des autochtones. Et à force de paraître étrange, cette famille devint étrangère à elle-même.” Histoire d’intégration, d’acculturation, de rêves et de peurs.