Immigrations : les luttes s’affichent !
À l’occasion de la refonte des galeries permanentes du Musée national de l’histoire de l’immigration, dont les travaux du comité scientifique présidé par Patrick Boucheron ont débuté en 2018, un nouveau chantier a porté sur les affiches de luttes de l’immigration. Sorties des réserves du Musée, elles ont fait l’objet d’une analyse historique.
"Son histoire [de Mai 68] est une “succession d’instabilités et de fluctuations amplifiées”. Il y a eu beaucoup d’agitations, de gesticulations, de paroles, de bêtises, d’illusions en 68, mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que ce fut un phénomène de voyance, comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose. C’est un phénomène collectif sous la forme : “Du possible, sinon j’étouffe.” Le possible ne préexiste pas, il est créé par l’événement. C’est une question de vie". Gilles Deleuze, Félix Guattari
Réveiller un fonds qui dort
Constitué à partir de différentes acquisitions de collections privées, notamment de l’artiste Jean Attali, entre 2006 et 2011, ce fonds compte aujourd’hui plusieurs dizaines d’affiches et a été enrichi en novembre 2018 par la collection de Mehdi Lalaoui. En son sein, à côté d’affiches publicitaires et d’affiches racistes, véhiculant des imaginaires coloniaux ou des slogans politiques racistes, dans une période antérieure à celle des années 1970, se détache la thématique des luttes pour la défense des populations immigrées, de leurs droits et contre le racisme. La plupart de ces affiches, bien que certaines soient antérieures ou postérieures, furent réalisées durant les « Années 68 », qui s’étendent de 1962, c’est-à-dire la fin de la Guerre d’indépendance algérienne, jusqu’à 1981, année de l’accession de la gauche à la présidence de la République.
Les années 68 des immigrations
L’année 1973 constitue le moment de bascule de ces luttes. À travers les affiches, le portfolio raconte la participation sans précédent des travailleurs migrants dans plusieurs mobilisations, que ce soit avec des ouvriers français (des usines Lip), avec le soutien de groupes ou d’associations (grèves de la faim contre les expulsions et les circulaires Marcellin-Fontanet) ou de manière autonome (grèves des travailleurs arabes2, grèves des usines Peñarroya et Renault Billancourt3). Ces mobilisations s’opèrent dans une société française connaissant un vrai déferlement raciste (« ratonnades » de Marseille, défilés du groupe d’extrême droite Ordre nouveau, attentats du Club Charles Martel, fondation du Front national)4. Cette année 1973 s’inscrit aussi dans un renversement des politiques publiques en matière d’immigration. Avant, les recrutements dans les pays d’origines par des agences avaient pour but de subvenir aux besoins des entreprises françaises (notamment dans les secteurs de la mine, de l’automobile, de l’entretien, etc.). Cette immigration, souvent irrégulière, faisait l’objet de régularisations successives par les pouvoirs publics français. La période est caractérisée par des luttes pour l’acquisition de droits sociaux et politiques pour des populations qui en étaient jusque-là privées. En 1973, avant même le déclenchement de la crise économique, s’amorce un changement : « Le souci n’est plus de maintenir un flux continu de main-d’œuvre adapté aux besoins du système productif, mais de contrôler, voire d’infléchir la reproduction sociale des populations déjà installées, en essayant pour commencer d’enrayer le processus de leur stabilisation sur le territoire national5. » Les politiques publiques se font plus dures, plus restrictives, contre des populations déjà très exposées aux risques sociaux et économiques6.
Des années de subversion politique
Les Années 68, ce sont bien évidemment les années d’une effervescence politique et d’un renouveau des formes de mobilisation et des registres d’action. Mais le Mai 68 français est aussi l’expression nationale d’une vague de contestations à l’échelle mondiale qui frappe divers champs des sociétés. En gage de prémisses, les mouvements des décolonisations7, dont l’exemple de la Guerre d’indépendance algérienne est emblématique, encouragent la circulation des militants et des idées anti-impérialistes. L’émergence de la Tricontinentale leur donne un élan à travers le globe, suite à la conférence, tenue en janvier 1966 à La Havane, qui mène à la création de l’Organisation de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAAL, surnommée « Tricontinentale »). Malgré les difficultés auxquelles elle fait rapidement face – conflits entre gouvernements des différentes puissances impliquées, représentants des groupes armés, enlèvement de l’organisateur Mehdi Ben Barka –, cette organisation pose des bases politiques claires et fortes : création d’un comité de soutien au Vietnam et diffusion de la lutte en Occident ; soutien à toutes les luttes de libération, notamment en Amérique latine et en Afrique ; dénonciation du pillage du monde, de l’impérialisme ; du colonialisme et du néocolonialisme dans les pays récemment libérés ; et dénonciation des États-Unis comme principal ennemi. Là surgissent beaucoup d’espoirs, de revendications et d’orientations reprises ensuite par de nombreux militants tiers-mondistes dans la décennie qui suit8.
En Europe et en Amérique du Nord, la guerre du Vietnam mobilise les mouvements étudiants et lycéens. D’autres se cristallisent encore contre des ordres conservateurs bien ancrés, comme les luttes pour les droits civiques et contre la ségrégation raciale aux États-Unis, ou contre la Ve République gaullienne, « une société bloquée où domine la personnalité du Général […], face patriarcale et militaire du pouvoir politique, social et culturel9 ». À partir de 1966, la Révolution culturelle chinoise menée par la jeune Garde rouge acquise à Mao Zedong redonne du lustre aux idées de révolution. Elle fait office de modèle mobilisateur pour une extrême gauche jeune et critique envers les partis communistes vieillissants, institutionnalisés et sous l’influence de l’Union soviétique, considérée comme « révisionniste ». Étudiants, militants tiers-mondistes, écologistes (naissance du flower power), anti-impérialistes ou d’extrême gauche occupent le devant de la scène. L’Union soviétique ne fait plus rêver ces jeunes « révolutionnaires » qui appellent de leurs voeux la fin du capitalisme, de « l’ordre ancien », et qui aspirent à « changer la vie ». Mai 68 est le noeud où se concentrent et se redéploient ces attentes. Ses contestations et ses répliques irriguent la décennie suivante face à la réaction qui s’amorce.
Ces affiches offrent un aperçu des luttes portées à cette époque par les populations immigrées en France. Elles furent d’abord et en grande partie produites par des groupes d’« immigré.e.s » (Mouvement des travailleurs arabes, Comité de coordination des foyers Sonacotra en grève, Al Assifa, Comité de défense de la vie et des droits des travailleurs immigrés, etc.) qui cherchent à se défendre et à s’organiser, de l’échelle locale à l’échelle nationale, malgré les empêchements juridiques auxquels ils font face (absence de droits syndicaux, associatifs, obstacle à la résidence, à la mobilité, à l’emploi, etc.). Ces mouvements sont souvent soutenus et aidés par des groupes politiques et une presse d’extrême gauche (Révolution, Secours rouge, Gauche prolétarienne, Ligue communiste, La Cause du Peuple, etc.) et des associations de défense des populations immigrées (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, MRAP, Groupe d’information et de soutien des immigrés, Gisti, Cimade, etc.)10. Le rôle des syndicats est plus ambigu et très différent selon les centrales. Alors que la Confédération française démocratique du travail (CFDT) voit dans les populations immigrées une partie délaissée de la population et tente de mettre en oeuvre des institutions qui leur sont dédiées (avec un succès relatif), la Confédération générale du travail (CGT) ne veut pas entendre émerger un discours alternatif à lutte des classes, qui parlerait du racisme et diviserait les prolétaires11.
Contester les formes
Pour beaucoup d’artistes engagés, qui circulent souvent de pays en pays, l’art officiel des galeristes et des grands musées d’art contemporain constitue une des manifestations les plus violentes de la société capitaliste, qui sélectionne, exclut et exploite des créateurs la plupart du temps livrés à eux-mêmes et placés dans l’attente de leur « reconnaissance ». En France, le mouvement de la Figuration narrative cherche à détourner les « mythes quotidiens », à révéler l’affreux du banal. Son discours est éminemment politique et d’extrême gauche dès sa naissance en 1964. Elle s’inspire de la photographie, de la BD, du cinéma, et influence largement les pratiques de l’Atelier populaire des Beaux-arts de Mai 68, qui, à son tour, influence des centaines d’ateliers qui rassemblent des groupes d’artistes dans toute la France dans les années 1970. L’un d’eux, le Front des artistes plasticiens (FAP), va jusqu’à organiser une contre-exposition face à l’exposition voulue par le Premier ministre George Pompidou en 1972, L’expo 72 : « Son but est de faire sortir les artistes de leur isolement personnel (qu’il ne faut pas assimiler à l’individu créateur) de les grouper pour qu’émerge un nouveau rapport de force dans le milieu artistique. Les artistes doivent prendre en main leurs affaires. Le problème de l’art dans l’actualité ne peut plus être une lutte individuelle pour la réussite personnelle et un combat stérile de tendances esthétiques. Le FAP constate que la situation des artistes n’est pas déterminée par les artistes eux-mêmes mais par un système hiérarchique dont les artistes constituent la base et que ceux qui déterminent la vie artistique sont ceux qui se greffent sur le travail des artistes. Avec le type d’organisation de cette exposition le gouvernement montre encore une fois la volonté d’utiliser les artistes plutôt que de les servir. Dans les 10 dernières années qui précèdent cette expo, analyse le FAP, la création a été réalisée par les artistes eux-mêmes. Ils ont dû la réaliser dans sa presque totalité avec des sacrifices importants personnels dans l’indifférence générale et sans aucun appui des pouvoirs publics. C’est donc de droit que leur revient une part de responsabilité sur cette exposition. Le FAP s’oppose à la censure, à l’impossibilité d’exposer, à la construction de Beaubourg (qui est une manière d’éclipser la création nationale par l’art international – déjà le pressentiment de la mondialisation), contre l’éviction des artistes de toute concertation, de valorisation arbitraire d’individus à travers la presse marchande, les achats sélectifs de l’État, la destruction des ateliers d’artistes, la liquidation progressive de l’enseignement artistique, le détournement des problèmes de fond : les conditions de travail, le plein emploi artistique…, en les travestissant en problèmes personnels ou en affrontement esthétiques, en bref de manipuler la fragilité des artistes, individus au statut social mal défini en quête permanente de reconnaissance12 ».
L’exposition officielle est suspendue, la police intervient, des accrochages ou des décrochages sauvages sont animés pour opérer une contre-exposition. Après plusieurs jours, la contestation se calme et l’exposition officielle reprend.
Mais la contestation n’est pas que politique. Elle se glisse partout et un bouleversement des pratiques, des couleurs, des formes s’opère. Comme l’école polonaise, issu de l’affiche de cinéma des années 1950-1960, qui utilise ce support autorisé pour travailler des esthétiques nouvelles. Ces artistes voyagent en France, mais aussi en Amérique latine où ils essaiment, leurs styles s’hybrident, puis circulent encore et nous reviennent à travers le mouvement de la Tricontinentale : des affiches cubaines aux dazibaos chinois en passant par les fresques murales sud-américaines, au graphisme fruste, faites de détournement de signes connus ou évoquant des idées claires à valeur de révélation, dont les pratiques collectives inspirent13. Des artistes africains et des pays arabes en exil en Europe contribuent également à cette effervescence. Tout ceci se retrouve encore dans l’Atelier populaire des Beaux-arts, expérience fondatrice et déterminante pour la suite pour tous ceux qui y participent14.
Ces tendances inspirent la presse indépendante, les journaux muraux et les fanzines en Europe, qui fleurissent autour de groupes engagés dans de nouvelles luttes qui s’épanouissent en ces Années 68 : femmes, homosexuel.le.s, immigré.e.s, etc.
Ces affiches sont un produit ainsi qu’un moyen de ces luttes, courtes ou longues, qui font intervenir parfois des dizaines d’acteurs différents. L’affiche comme moyen de mobilisation pour les luttes de l’immigration repose en grande partie, en plus de l’auto-création des affiches à l’instar du MTA, sur la technicité et la participation d’imprimeries engagées (Abexpress, Moriamé à Paris) ou de groupes d’artistes (Front des artistes plasticiens, Collectif des peintres antifascistes, Collectif des peintres arabes, etc.) et d’ateliers auto-organisés. L’Atelier graphique fondé au Centre universitaire expérimental de Vincennes s’intègre ainsi dans la commission culturelle du Comité de coordination des foyers Sonacotra en lutte en 1976 et fournit une expertise technique et artistique pour les diffusions des luttes. Les organisations immigrées amènent leurs esthétiques et s’approprient les pratiques de leurs alliés pour nourrir leurs registres d’action. En dehors de l’affiche, elles utilisent massivement un théâtre d’agit-prop – agitation-propagande, pratique développée dès les débuts de la Révolution soviétique et par le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) dans la perspective de diffuser les idées socialistes ainsi que l’agitation politique – créé par les ouvriers immigrés eux-mêmes et dans leurs lieux de vies (usines, foyers, cité de transit, etc.). Ils parlent de leurs quotidiens, de leurs conditions de vie (dans leur logement ou au travail), du racisme vécu, de leurs démêlés avec la police et, de manière plus générale, de leurs luttes15. À côté de ce travail graphique des affiches, dans la perspective de faire connaître des luttes, s’ajoutent également d’autres moyens de diffusion, moins spectaculaires, notamment avec le développement d’ateliers et de clubs de cinéma, de reportages par diapositives, de débats. Un changement s’amorce pourtant progressivement et s’intensifie à partir de 1975 vers des arts de diffusion plus large, que ce soit la musique ou la radio, portés par les premières radios libres et les concerts antiracistes des années 1980.
En savoir plus : voir les affiches du porfolio
Notes :
1. Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu. Gilles Deleuze et Félix Guattari reprennent la parole ensemble pour analyser 1984 à la lumière de 1968 », in Les Nouvelles littéraires, 3-9 mai 1984.
2. Abdellali Hajjat, « Le MTA et la “grève générale” contre le racisme de 1973 », in Plein droit, n° 65, 2005, pp. 35-40 ; Abdellali Hajjat, « L’expérience politique du Mouvement des travailleurs arabes », in Contretemps, n° 16, 2016, pp. 76-85.
3. Voir les deux articles de Laure Pitti sur ces grèves in Gisti, Mémoire des luttes de l’immigration en France, Paris, Gisti, 2014.
4. Yvan Gastaut, « La flambée raciste de 1973 en France », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 9, n° 2,1993, pp. 61-75.
5. Citation du sociologue Claude-Valentin Marie, in Geneviève Médevielle, Les migrants, François et nous : repères, Paris, éd. Vie chrétienne, 2018.
6. Michelle Zancarini, « La construction du “problème national” : l’immigration. 1973, un tournant ? », in Cahiers de la Méditerranée, n° 61, 2000, pp. 147-157.
7. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Décolonisations françaises. La chute d’un empire, Paris, éd. de La Martinière, 2020.
8. Jean-Jacques Brieux, « La “Tricontinentale” », in Politique étrangère, vol. 31, n° 1, 1966, pp. 19-43.
9. Vincent Chamberlhac, Julien Hage, Bertrand Tillier, Le trait 68. Insubordination graphique et contestations politiques 1966-1977, Paris, Citadelles & Mazenod, 2018.
10. Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Paris, éd. Amsterdam, 2008.
11. Anne-Sophie Bruno, « CFDT-immigrés : le rendez-vous manqué des années 70 », in Gisti, op. cit., pp. 40-45.
12. Jean-Louis Boissier, « Front des artistes plasticiens », in Vincennes 70’s. Sur les arts de la faculté de Vincennes de 1969 à 1980, 2015. URL : https://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2011/08/front-des-artistes-plasticiens.html
13. Vincent Chamberlhac, Julien Hage, Bertrand Tillier, op. cit.
14. Laurent Gervereau, Gérard Fromanger, « L’atelier populaire de l’ex-École des Beaux-Arts. Entretien avec Gérard Fromanger », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 11-13, 1988, pp. 184-191.
15. Jeanne Le Gallic, « Le 1er Festival de théâtre populaire des travailleurs immigrés de Suresnes : naissance d’une lutte et d’une esthétique postcoloniales », in The Postcolonialist, vol. 1, n° 1, 2013. URL : http://postcolonialist.com/arts/le-1er-festival-de-theatrepopulaire-des-travailleurs-immigres-de-suresnes-naissance-dune-lutte-et-dune-esthetique-postcoloniales/