Introduction
La lente émergence de la question des discriminations multifactorielles dans le débat public français, la rareté des recherches qui leur sont consacrées, l’instabilité des définitions et de la terminologie utilisée sont révélatrices d’une problématique sensible, qui renvoie à un enjeu central, à la fois sociétal et politique. Pour évoquer cet enjeu, on parle aussi bien de double discrimination, que de discriminations composées, additives, cumulatives, multiples, multicritères, ou intersectionnelles... La prise de conscience récente de ce type de discriminations, la sous-estimation de leur ampleur et de leurs effets destructeurs sur les victimes, nous obligent à en faire un enjeu prioritaire. À cela s’ajoutent des structures d’accompagnement impuissantes à traiter des situations où plusieurs motifs discriminatoires interagissent simultanément et indissociablement avec un effet multiplicateur inhérent aux discriminations multiples, et la non-prise en compte de ces discriminations multiples par le dispositif juridique qui demeure monocritère. Elles restent quasiment invisibles dans le contentieux juridique.
Un enjeu sociétal et politique prioritaire
En effet, ces enjeux se déclinent différemment selon les secteurs et les types d’acteurs de la société. Pour une entreprise ou un employeur, il s’agit désormais d’objectiver et de formaliser les procédures de gestion des ressources humaines, d’éviter les risques judiciaires et d’améliorer l’efficacité du management. Les pouvoirs publics doivent garantir l’égalité de traitement et le respect des principes démocratiques, et assurer à la fois la transparence des décisions et la cohésion nationale. Les victimes doivent pouvoir faire reconnaître leurs droits, accéder à des modes de réparation du préjudice et faire restaurer l’égalité de traitement. Sur le plan économique, il s’agit de mettre fin au gâchis des ressources humaines, de lutter contre les pénuries de main-d’oeuvre, d’améliorer la performance.
Un cas récent de discrimination multifactorielle
Le litige concerne Madame N., diplômée de l’École des hautes études commerciales et de l’Institut d’études politiques de Paris, embauchée en 1982 par une grande banque française en qualité d’analyste financier et où elle est restée jusqu’en août 2007. En début de carrière, elle connaît une évolution professionnelle dynamique au sein de la direction financière de la banque. Fin 1989, à la naissance de son troisième enfant, elle prend un congé de maternité, puis un congé parental, et réintègre l’entreprise dix ans plus tard, après avoir eu deux autres enfants. En 2000, elle est affectée à un poste moins gratifiant sans remise à niveau ni bilan de compétences. En 2006, par courrier adressé à son employeur, elle retrace son déroulement de carrière et met en avant une différence de salaire avec ses collègues masculins. En 2007, elle prend acte de la rupture de son contrat de travail et saisit le Conseil des prud’hommes d’une demande de résolution judiciaire de son contrat de travail ainsi que d’une demande d’indemnités sur le fondement du principe de non-discrimination en raison du sexe, de la grossesse et de la situation de famille concernant sa rémunération et son déroulement de carrière.
Une jurisprudence sur la discrimination multifactorielle
En première instance, le Conseil des prud’hommes de Paris, par jugement du 19 mai 2008, avait condamné la banque à verser 150 000 euros pour “licenciement sans cause réelle et sérieuse”, sans reconnaissance d’une discrimination. Madame N. a fait appel à la Halde, laquelle, dans une délibération 2009-404 du 14 décembre 2009, a mis au jour des inégalités de traitement fondées sur le sexe, la grossesse et la situation de famille. La Halde a reconnu que l’entreprise n’avait pas justifié sa gestion et les mesures prises à l’égard de Madame N. lors de sa réintégration par des éléments objectifs, proportionnés et étrangers à toute discrimination. En s’appuyant sur l’article 1132-1 du Code du travail, cette autorité a conclu que Madame N. avait fait l’objet de discriminations cumulées directes et indirectes, eu égard à sa réintégration, à son déroulement de carrière et à sa rémunération, au sens des articles L. 1132-1 et L. 1142-1 du Code du travail.
La Cour d’appel de Paris, ayant repris le raisonnement à son compte, a condamné le 5 mai 2010 l’établissement bancaire à 150 000 euros de dommages et intérêts, plus 157 000 euros au titre du préjudice financier résultant de la discrimination, 7 000 euros pour le préjudice moral et plus de 37 000 euros au titre des indemnités de rupture. Cet arrêt fait date parmi les affaires de discrimination portées devant la justice par l’importance des sommes en cause, par la référence à la délibération de la Halde et par le mode de production de la preuve. Il s’appuie sur une comparaison de déroulement de carrière à partir d’un panel de femmes et d’hommes ayant les mêmes diplômes que la plaignante, les mêmes dates d’entrée et d’ancienneté dans des services équivalents et les services accessibles à Madame N. en fonction de ses compétences. Il se réfère à l’avis de l’Inspection du travail selon lequel (au-delà de Madame N.) il y a “une inégalité générale de traitement entre les hommes et les femmes dans l’entreprise”, alors que la banque est signataire d’un plan d’égalité professionnelle (9 avril 2004) et de la charte de la diversité. La discrimination est un véritable enjeu de gestion de l’entreprise. En discriminant, elle court des risques à plusieurs niveaux :
judiciaire, financier, managérial, en termes d’image et de réputation. C’est pour éclairer partiellement ces différents enjeux que le dossier de ce numéro est consacté à cette problématique. Comment conceptualiser, définir, mesurer, faire reconnaître les discriminations multiples ? Comment y faire face ?
Un cadrage conceptuel bienvenu
Ce dossier s’ouvre sur une contribution stimulante de Fériel Kachoukh, juriste, qui se livre à une étude des postures professionnelles des acteurs chargés d’accompagner les parcours d’insertion des femmes concernées. Son analyse des trajectoires décrites par les témoignages des femmes et les discours des acteurs de l’emploi donne à voir la fabrique des processus discriminatoires dans le champ de l’insertion professionnelle.
Le sociologue Gilles Frigoli analyse le mode d’appropriation par les acteurs institutionnels et associatifs territoriaux de la question des discriminations multifactorielles. Ce faisant, il souligne la pertinence de l’échelon local comme espace d’action et attire l’attention sur l’enjeu de la qualification des situations relevant des discriminations multiples et sur la construction des groupes sociaux qui en sont victimes.
Un cadre juridique en devenir
Isabelle Daugareilh, juriste, directrice de recherche au CNRS à l’université de Bordeaux-IV, apporte un éclairage juridique sur la genèse et le contexte d’émergence des discriminations multiples. Elle met en évidence les distinctions pertinentes à opérer entre les discriminations multiples, composées et intersectionnelles. En l’absence de disposition explicite sur la discrimination multiple dans le droit communau taire en vigueur, la situation varie considérablement d’un pays à l’autre.
Isabelle Carles, juriste, chargée de recherche à l’université libre de Bruxelles, s’appuyant sur une recherche empirique menée dans six pays européens (Allemagne, Bulgarie, Espagne, France, Grande-Bretagne, Suède), fait le constat d’un traitement très contrasté des discriminations multifactorielles. Elle distingue les cas de la Suède et de la Grande-Bretagne où cette question est prise en charge par un dispositif juridique et constitue un véritable enjeu, des cas de l’Espagne et de la Bulgarie, où la législation concernant la lutte contre les discriminations est encore embryonnaire.
Positionnement et posture des acteurs
Claire Autant-Dorier, sociologue de l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, questionne les résistances de divers acteurs de l’action sociale à qualifier certaines inégalités rencontrées dans le champ social en termes de discrimina tions et à recourir au référentiel de la lutte contre les discriminations, alors que, paradoxalement, du fait même de leurs missions, ils sont amenés à intervenir dans des situations où les pratiques discriminatoires sont omniprésentes.
Annalisa Lendaro, sociologue au laboratoire d’Économie et Sociologie du travail, mobilise une enquête qualitative conduite en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur auprès des acteurs du marché de travail dans le secteur du bâtiment et de l’aide à domicile pour analyser les catégories d’évaluation retenues par les intermédiaires de l’emploi. Elle identifie l’usage qu’ils font des catégories ethniques des candidats lors des processus de sélection et la façon dont elles peuvent influencer leur choix.
Le sociologue Olivier Noël de l’Institut social et coopératif de recherche appliquée (ISCRA) identifie, dans le cadre d’une expérimentation d’ateliers coopératifs de lutte contre les discriminations à destination de jeunes des villes et des quartiers populaires, des présupposés qui empêchent de penser les discriminations multiples et d’agir contre elles. Carmen Diop, psychologue du travail, analyse les perceptions des femmes noires diplômées sur leurs parcours professionnels et s’interroge sur l’impact de l’apparence physique, de l’âge, de l’appartenance sexuelle et sociale sur leurs conditions de travail et leur déroulement de carrière. Elle fait émerger les stratégies mises en oeuvre pour faire écran à la violence des discriminations et préserver leur santé psychique.
Emmanuel Jovelin, sociologue à l’université catholique de Lille, s’intéresse à l’expérience de la discrimination des jeunes issus de l’immigration qui vivent des rapports sociaux de domination de classe et de “race” engendrant des formes d’humiliations et de souffrances dont les effets destructeurs ne sont pas tous mesurables.
Enfin, Ahmed Serraj, directeur de Boulevard des Potes de Bordeaux, retrace l’expérience de cette association en tant qu’acteur associatif connu et reconnu, et les réponses qu’elle apporte dans le champ de la prévention et de la lutte contre les discriminations en Gironde et en Aquitaine.
La démarche adoptée ici, qui consiste à croiser des approches théoriques et des recherches appliquées, apporte des éléments de réponse à la compréhension d’ensemble du phénomène des discriminations multifactorielles et invite à poursuivre la recherche.
Ce dossier est conçu comme une invitation au débat.