L'allumeur de rêves berbères
de Fellag, J.C. Lattès, 2007, 303 pages, 14 euros
Fellag est connu. Humoriste, comédien, il signe ici un quatrième roman au ton léger, dont l’action se situe en 1992, l’année de l’assassinat de Tahar Djaout, à qui est dédié le livre. Zakaria, le narrateur, est lui-même un journaliste et auteur à la retraite. Nadia Galy est une nouvelle venue : Alger, Lavoir Galant est son premier texte. L’intrigue, moins marquée dans le temps, raconte, sur un ton plus incisif, les déboires de Samir, alias Jeha, commerçant de son état, sorte d’imbécile heureux dont la vie va basculer de la lucidité à la folie. Tous deux racontent le cauchemar – pas seulement la violence des années quatre-vingt-dix, mais la lutte quotidienne pour survivre – et les rêves algériens. Il est difficile de parler de l’évolution de Fellag en tant que romancier, quand le dernier livre lu est Rue des petites daurades (2001). Pourtant, avec L’Allumeur de rêves berbères, l’humoriste semble monter d’un cran et être en passe d’affirmer un réel et personnel univers littéraire. Dans ce roman, Fellag installe d’entrée un climat, une atmosphère particulière, celle de la cité et de l’immeuble où vivent les protagonistes de cette histoire. Il sait faire de ses personnages des êtres de chair et de sang. Des êtres crédibles, nullement artificiels. Autre marque de fabrique : le ton (faut-il parler de style ?). Sur un mode distancé, décalé, L’Allumeur de rêves berbères dit les petits combats quotidiens de millions d’Algériens pour simplement survivre dans une période particulière : l’année 1992, autrement dit l’entrée dans une décennie d’horreurs : lettres de menaces, enlèvements, assassinats, tueries sauvages... Fellag ne s’apitoie pas sur ces malheurs. Ce qui prime ici, ce sont la dimension humaine, les solidarités, les capacités d’adaptation des “Aït-débrouille”(1), le courage de rester debout. De quoi s’agit-t-il ? Zakaria, après avoir reçu des lettres de menaces, se retrouve seul chez lui, sa femme et ses enfants ayant quitté le domicile familial. Hier “sincère partisan” du parti unique, devenu après 1988 “sincère réformateur”, il occupe son quotidien entre l’écriture et le bar de La Méduse. Autour de lui, il y a Nasser, qui vit avec sa mère, Malika, la prostituée du rez-de-chaussée, Aziz, le touche à tout génial, inventeur de son état, Mokrane, le patron de La Méduse, les vigies islamistes dont le gardien du parking de la cité, Rosa, la vieille Juive qui refusa de quitter son pays en 1962, et qui va mourir juive et athée en terre musulmane. La cité est “une tour de Babel sociale” où la vie s’écoule au compte-gouttes. Tandis que les jours et les nuits des habitants sont rythmés par les coupures et les distributions de l’eau, les hommes s’abreuvent d’alcool, qui de “Pelure d’oignon”, qui de bière ou de whisky, “ivresse thérapeutique” et “antidépresseur national”. Au milieu de la nuit, les “stockeurs d’eau” croisent les buveurs de vin. Le bouillonnant Aziz s’échine d’ailleurs à mettre au point une nouvelle invention : un alambic pour fabriquer de l’alcool, une machine dénommée “Rêves berbères” dont “le but est d’agir sur les préjugés incrustés dans la génétique culturelle”. “Berbères” est ici utilisé “comme une abstraction, une somme de données perceptibles et imperceptibles..., un lien..., un liant..., un terreau duquel se nourrit notre soubassement culturel. J’aimerais que de ce magma, on puise les éléments d’une philosophie faite de démocratie, d’ouverture sur le monde, d’acceptation de l’autre [...]. J’aimerais extraire de ce limon ce qu’il y a de meilleur pour fabriquer un Algérien nouveau.” Tonalité jamais racoleuse, ton toujours juste – excepté ce titre détestable – : ce roman est d’abord une leçon d’humanisme.
Le style et le texte de Nadia Galy s’inscrivent davantage dans le sillon d’un Boualem Sansal. Avec moins de force, certes, moins de densité et de causticité, quelques longueurs et formules superflues. Mais enfin, l’esprit est là : un ton incisif et un brin railleur.
Alger, Lavoir galant est un récit qui pourrait être divisé en deux temps. Le premier voit un modeste commerçant, une sorte d’imbécile heureux, laid à faire peur mais gentil et blagueur, se transformer. Son surnom est Jeha, un mélange de Toto et de Guignol. La vie s’écoule entre le magasin, l’appartement où il habite avec sa mère, ses sept sœurs et le grand-père, et la bande de copains tout aussi paumés. Jusqu’au jour où il reçoit un recommandé du ministère de la Justice, instillant quotidiennement sa dose d’anxiété et d’angoisse chez cet homme jusque-là imbécile certes, mais heureux. Un accident, un ballon reçu en pleine tête, expédie notre homme dans un coma léger. À son réveil et après quelques séances de psychothérapie, le héros de Nadia Galy est transformé. Fini le surnom de Jeha : Samir entend réintégrer son corps, recouvrer son identité et se faire respecter. Désormais Samir existe, son regard sur la société devient lucide. Il “venait de décider qu’il désirait vivre au-delà de tout. Sinon, ce n’était pas la peine qu’il reste vivant.” “Il quittait définitivement le baraquement des Panurges, des béni-oui-oui et des culs-bénits. [...] ; il en avait assez des barbus et des galonnés, assez des peines-à-jouir.” “Vivre”, c’est-à-dire assouvir une libido trop longtemps éteinte. Il le fera avec Selma, sa promise. Leur nid d’amour sera un lavoir abandonné sur la terrasse de son immeuble. Un nid d’amour qui se transformera en antichambre de l’enfer pour Selma. Dans une seconde partie, se tient le procès auquel Samir est convoqué. Nadia Galy fait alors de ce sujet la parabole, démonstrative et peu crédible, des rapports entretenus entre l’“Armada”, les dignitaires du régime, et le peuple algérien, simple sujet de ces messieurs-dames.