« À l’horizon » des jeunes
Entretien avec Maxime Apostolo, fondateur et directeur de l’association Pulsart
Hommes & Migrations : L’association Pulsart intervient auprès des jeunes depuis plusieurs décennies. Pouvez-vous nous présenter une action artistique et culturelle récente en direction des jeunes qui vous permette d’observer sur le terrain les mutations sociales et culturelles les concernant ?
Maxime Apostolo : Le projet « À l’horizon » poursuit une action antérieure, « Salut à toi ! », qui faisait se rencontrer des jeunes et des demandeurs d’asile ou des réfugiés et qui visait à les faire échanger sur la maîtrise de la langue, comme gain de liberté et d’autonomie. Les jeunes avaient un besoin impérieux de travailler leur expression orale et écrite et les demandeurs d’asile ou réfugiés avaient le même besoin pour d’autres raisons, celles d’acquérir en arrivant en France les bases de la langue française et avoir quelques outils pour choisir leur destinée. « Salut à toi ! » s’était déroulée sur cinq régions avec des temps de restitution des résultats sous la forme principalement de lectures musicales et d’expositions illustrées graphiquement de leurs textes qui étaient des récits de vie, tous différents. On s’est interrogé sur plusieurs questionnements qui convergeaient : la transmission des cultures et des histoires familiales auprès des jeunes avec lesquels Pulsart travaille, qu’ils soient d’origine étrangère ou bien issus de petites villes rurales, la formation de leurs repères et de leurs identités, sachant que ces jeunes peuvent rarement répondre à la question « d’où je viens ? » et, à partir de la crise sanitaire, à la question du monde d’avant et du monde d’après.
H&M : La transmission, d’une génération à l’autre, de l’histoire familiale, des références historiques, ne semble pas se faire et limite l’analyse des contextes socio-éducatifs dans lesquels les jeunes se situent. Pourquoi ces ruptures qui affectent les jeunes générations avec les témoins de cette histoire de l’immigration ?
M. A. : De ces questionnements est née « À l’horizon » qui interroge ces jeunes issus de milieux différents sur le monde d’avant et le monde d’après, sur leur connaissance de leurs propres origines et sur leur avenir individuel et collectif. D’après un enseignant de musique d’un collège à Rosny-sous-Bois qui était très impressionné par les motivations de ses élèves à écrire leur histoire familiale, cette mobilisation est due principalement au fait que personne ne leur avait jamais demandé de travailler sur leur histoire auparavant, de surcroît dans un cadre institutionnel reconnaissant la richesse de ces histoires individuelles et collectives. Quand on interroge ces jeunes sur les raisons de la venue en France de leurs parents ou sur le déménagement dans la ville où ils résident, on s’aperçoit qu’ils n’ont jamais posé cette question à leur famille, soit parce que ce n’est pas pour eux un sujet de discussion, ni une quête essentielle, parce qu’ils sont davantage intéressés par l’actualité au détriment des questions de construction sociale et culturelle de soi. D’autres jeunes nous disent que les parents ne veulent pas transmettre leur histoire en raison des traumatismes liés au départ du pays ou parce qu’elle se chevauche avec l’histoire coloniale et qu’ils ne souhaitent pas que leurs enfants en veuillent à la France pour la guerre en Algérie ou les massacres perpétrés. Ou bien encore, les familles ressentent une honte à parler de leurs parcours parce qu’ils sont venus travailler temporairement en France pour réunir un pécule et repartir vivre au pays avec les moyens de s’installer durablement, mais qu’ils ne sont en réalité jamais revenus.
H&M : Qu’apporte un projet artistique et culturel comme dynamique et comme outils pour favoriser cette transmission des histoires familiales et des cultures ?
M. A. : La participation des jeunes à ce projet « À l’horizon » leur procure un sentiment d’existence, tout simplement, en évacuant l’idée qu’ils seraient dépourvus d’une consistance culturelle, sociale : qu’ils ne sont rien, ne savent rien et n’ont rien à dire ! L’histoire des siens acquiert à travers le projet de l’importance à leurs yeux et leur insuffle un sentiment de fierté au sens d’un bien identitaire et culturel reconnu par la société. La création de bien culturel a donné lieu à une mobilisation d’enseignants, d’éducateurs et d’artistes, dans le cadre d’ateliers organisés sur plusieurs lieux et plusieurs mois. C’est le revers du syndrome identitaire qui est instrumentalisé par des mouvements religieux par exemple, pour en faire un vecteur de haine et de rancœur. La participation au projet leur apporte cette reconnaissance institutionnelle et artistique malgré le fait d’habiter dans des quartiers périphériques et délaissés. Dans certains ateliers, on a demandé à ce que chacun apporte des objets qui renvoient à leurs origines géographiques. Certains sont même venus avec des objets très précieux sentimentalement – la robe de mariée de la grand-mère – et, à travers ces objets, ils se découvrent et s’interrogent sur leurs traditions et leurs parcours respectifs. Le projet crée l’occasion de mettre sur la table les tensions entre leurs appartenances qui sont parfois vécues comme concurrentes. L’action artistique décharge la dimension polémique de l’appartenance telle qu’elle est véhiculée par les médias. Les jeunes échappent ainsi aux discours des réseaux sociaux qui réactivent les concurrences entre eux. Le processus de création construit des sujets qui sont communs car partagés pour une œuvre collective. La découverte des autres stimule la motivation des jeunes.
H&M : Comment expliquer la démobilisation des animateurs dans les structures de proximité, leur perte des repères, l’absence d’emprise sur les territoires et de relations avec les jeunes générations ? Leurs capacités de savoirs techniques et de savoir-être en matière de socialisation et d’éducation des jeunes sont-elles en déperdition ou incomplètement acquises ?
M. A. : Les animateurs ou les éducateurs, au sens large du terme, qui interviennent dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville sont souvent motivés, militants et engagés. Mais très peu d’entre eux ont une formation suffisante pour voir à quel point ils ont une importance fondamentale en matière d’éducation des jeunes, en tant que référents directs en dehors de l’école et des familles. Ces animateurs sont souvent des personnes issues de l’immigration qui n’ont pas bénéficié de cette transmission familiale et culturelle et sont eux-mêmes baignés dans la société médiatique des réseaux sociaux. Leurs réflexions dans ce domaine sont délétères et on peut parler d’une destruction du pouvoir d’analyse de la jeunesse. Avec les distanciations, les visioconférences, etc., ils ne peuvent pas prendre conscience des régressions provoquées par les avancées technologiques et par les usages numériques des jeunes dans la capacité de construire des raisonnements critiques d’une situation sociale et culturelle. Les jeunes vivent dans les quartiers des situations suffisamment difficiles pour avoir un certain sens du réel et, a contrario, ils sont capables d’avoir des réflexions sur les questions essentielles comme la vie, l’amour, la mort. Contrairement peut-être aux jeunes des quartiers plus privilégiés qui montrent face à la crise sanitaire un quasi-degré zéro de compréhension de la situation et une très faible capacité d’argumentation quand, par exemple, ils expriment leur envie de se rassembler pour faire la fête.
Il y a aujourd’hui une urgence à concevoir la fonction d’encadrement des animateurs qui sont encore enfermés dans des logiques occupationnelles ou bien dans une démission de leur mission éducative. L’engagement volontariste des acteurs de l’éducation semble avoir disparu, d’abord parce que la politique saugrenue des grands frères n’a toujours pas été abandonnée, mais aussi parce qu’ils sont rémunérés au lance-pierres et que les organismes de formation, souvent issus d’une éducation populaire prestataire de services, abaissent leur niveau de compétences de manière terrible. On s’étonne ensuite que les jeunes ne comprennent plus ce que veut dire la laïcité alors qu’on les laisse jouer au ping-pong pendant toutes les vacances dans le brouhaha d’une salle désespérante. Ce renoncement à une ambition éducative et à une ouverture au monde est vraiment très problématique. Mais cela semble être une situation propre à la France. À Haïti par exemple, les jeunes que l’on rencontre sur le marché Ernest Pignon-Ernest ont une réflexion sur leur culture, leur histoire et leurs mémoires, malgré la grande précarité de leur situation et des moyens éducatifs. En France, les jeunes ne savent plus déterminer ce qui est essentiel dans la relation humaine, dans la construction sociale et dans le faire-société. On a pallié ces manques en suscitant des besoins préfabriqués de consommation, laquelle part à la dérive sur un plan écologique de manière dramatique, en tuant non seulement l’environnement extérieur mais aussi l’environnement intérieur des jeunes avec la perte de leurs repères fondamentaux. De ce fait, les problématiques de migrations constituent un fil rouge extrêmement pertinent pour interroger tout ce délabrement sociétal.
H&M : Plus généralement, face à cette désocialisation des jeunes en raison des usages excessifs du numérique qui se combinent avec une perte du sens de la réalité, comment l’action artistique peut-elle provoquer le retour à la matérialité du réel et aux savoir-faire pratiques ?
M. A. : L’art intervient à plusieurs niveaux, ne serait-ce que dans le rapport au corps. Quand les jeunes font du théâtre ou de la danse, ils retrouvent un intérêt à prendre soin de leur corps ou de celui des autres. Le corps n’est plus un artefact. Quand les jeunes découvrent ce que Thomas More explique dans son ouvrage L’utopie, ils comprennent comment l’avenir, le monde d’après, peuvent se construire en s’organisant autrement ; ils se mettent à réfléchir comment la société traite les personnes âgées, comment elle prend des décisions à travers les élections, comment elle accueille l’étranger, la nouveauté, le danger. L’art permet d’interroger aussi les relations hommes-femmes, de redynamiser l’émerveillement vis-à-vis de l’autre ou de la nature, hors du cadre de la contrainte ou du monde mercantile dans lesquels les jeunes évoluent. C’est une forme de réapprentissage pour réparer les traumatismes, comme dans le cas des grands accidentés de la route ou de ceux qui sortent de réanimation après avoir été contaminés par la Covid et doivent apprendre à respirer et à avoir envie de liberté dans la pluralité de ses sens. La notion de liberté a disparu, on ne se pose même plus la question à propos des jeunes : comment peuvent-ils se construire comme êtres libres et émancipés ?
Aujourd’hui, ce sont les selfies qui remplacent cette quête de liberté. Alors que Montaigne disait que la plus grande aventure était de se trouver soi-même, c’est en confrontant ses idées par un esprit critique et dans un rapport dialectique au monde qu’on y parvient peut-être. Ces questionnements peuvent être abordés à travers la création artistique, et ils permettent aux jeunes de se retrouver comme êtres vivants, subjectifs, exprimant à travers leur créativité un peu d’eux-mêmes en acceptant de s’ouvrir aux autres. Faire ce constat de l’abandon de la prépondérance d’une valeur liberté recherchée chaque jour n’implique pas forcément d’être caractérisé comme pessimiste ou mortifère. Au contraire, c’est un constat utile pour pouvoir agir sur ces situations. Comme il faut renoncer à l’idée du progrès technologique perpétuel, de l’évolution forcément pertinente des sociétés pour envisager la réalité des disparitions – les espèces, les cultures, les langues, etc. – dont on a du mal à prendre conscience, les dénis s’accumulent encore. Si l’artistique s’échappe du monde marchand qui l’a happé dans l’industrie de la culture, il va peut-être questionner cette évolution. Et se pose la question de l’indépendance financière des créateurs dans ces conditions pour pouvoir penser et créer en liberté. L’orientation des crédits en France ne va pas vers les causes déclarées importantes que sont la jeunesse par exemple, mais vers des infrastructures, des institutions où tout le travail artistique de proximité et d’humanité est réduit à une peau de chagrin. La conception de la culture reste fixée sur l’objectif de la démocratisation culturelle avec cette référence du sachant et une hiérarchie des savoirs qui ne valorisent pas la participation culturelle et la reconnaissance de la capacité artistique des publics. Les politiques publiques sont-elles orientées vers la préoccupation du bien commun ? Ne sont-elles pas fixées par des intérêts corporatistes ou par une volonté de pacifier les populations, d’éteindre les imaginaires pour mieux les conformer à une obéissance consentie consciemment ou inconsciemment, en particulier par les jeunesses ? À quand un ministère de la nudge culture ?