L’Orient après l’amour
de Mohamed Kacimi, éd. Actes Sud, 2008, 205 pages, 19 euros
[Comme le montre L’Orient après l’amour, il y a des réveils difficiles. Mohamed Kacimi raconte dans ce livre très personnel ses illusions perdues, égarées sur les chemins de l’enfance et de la jeunesse algérien- nes, sur les routes que l’intellectuel et le journaliste a empruntées dans ce vaste et divers monde arabe et, demain peut-être, sur les boulevards et les avenues de cette république laïque où Mohamed Kacimi a élu domicile en 1982, parce qu’il “étouffait [...] dans l’Algérie de Boumédiène. Ce colonel, à l’instar des ‘barbaresques’ du FLN, considérait le pays comme un butin de guerre [...].” D’ailleurs, précise Kacimi, l’Algérie “entrera dans l’Histoire quand le dernier des membres de cette tribu d’‘historiques’ sera mort.” Point de ressentiment. La langue de Kacimi est bien trop élégante et bien trop drôle pour céder à l’amer- tume. Son écriture, telle une création théâtrale, met en scène les acteurs rencontrés au Liban, à Bethléem, Hébron, Jénine, Tel-Aviv ou ailleurs. Ces saynètes ont pour cadre l’Esplanade des mosquées, le Mur des lamentations, des camps palestiniens, Naplouse ou le pont Allenby, point de passage obligé pour les Palestiniens de Cisjordanie. Un soldat israé- lien de vingt ans, ci-devant militant de SOS-Racisme du Plessis-Robinson, y apostrophe un professeur palestinien. Échanges brefs mais éloquents sur la violence des rapports sociaux, des représentations de l’autre et de l’histoire récente. D’ailleurs, comment Mohamed Kacimi, ce fidèle lec- teur de Mangeclous, fils de zaouïa, une sorte de “phalanstère soufi”, pourrait-il oublier la devise de son grand père – empruntée à Junayd, un mystique du IXe siècle : “Il faut chercher le bonheur jusque dans la catastrophe” ? Cette devise, couplée avec cette citation de rabbi Nahman mise en exergue : “Plus les temps seront durs, plus notre rire sera fort”, donne l’exacte tonalité de ce livre. Et c’est bien ce que devrait retenir le lecteur : la viva- cité et la réjouissante impertinence du propos, l’a- mour de la culture, à commencer par la poésie et le théâtre, “la découverte de la langue française, une langue désacralisée, irruption du ‘Je’, émergence pénible du ‘Moi’, et début de cette ‘longue transhu- mance vers un autre imaginaire’”. L’Orient après l’a- mour parle d’ouverture intellectuelle, de disponibilité à l’autre et du respect de chacun, incarné notam- ment par la figure du père. Celui-ci, passionné d’Ibn Khaldoun et d’Ibn Zaydûn, “était arabophone dans le sang et francophile dans le cœur, [...] il m’a fait découvrir à l’âge de douze ans Sartre et Camus. Je l’ai entendu un soir, à une fête à la gare du Nord, dire à une amie parisienne qui lui précisait que, eu égard à sa présence, elle se refusait à servir du vin à ses invités : ‘Mademoiselle, si ma présence restreint votre liberté, je préfère prendre congé.’ Il était alors inspecteur général des affaires religieuses.” Rien moins ! Aujourd’hui, le respect d’une pseudo- iden- tité religieuse de quelques happy few, bruyants et maîtres en procédures juridiques, les barbus et les voilées, se paye cash et par tous. Les libertés recu- lent dans les piscines, dans les cimetières, dans les cantines, dans les cours de récréations, dans les cités et autres halls d’immeuble, dans les épousailles communautaires... Les libertés reculent d’abord et avant tout pour ceux et surtout pour celles que l’on enferme dans la détestable catégorie des “musul- mans potentiels” : “Ce souci obsessionnel d’intro- duire du religieux dans le moindre geste du quoti- dien, cette absence de toute distance de l’individu par rapport aux lois religieuses est un phénomène qui touche aujourd’hui tout le monde arabe, si ce n’est musulman. Chacun se doit de vérifier le licite et l’illicite, personne ne se laisse la moindre marge d’au- tonomie ou de liberté individuelle [...].” Et : “Incapable aujourd’hui de spiritualité et de métaphysique, le musulman demande à sa religion de le nourrir de dérisoire [...]. Vidé de spiritualité, l’islam est devenu aujourd’hui un réservoir et un code de futilités pour des millions d’individus qui, en pratiquant cette reli- gion, se déclarent, et quelle délivrance, futiles à jamais.” De ses virées nord-africaines et proches orientales, Kacimi rapporte : “Au fil des ans, j’ai vu aussi com- ment les femmes et les hommes de ces pays, à force de manque de libertés, de répression, de prohibition de l’amour, ont fini par renoncer au bonheur pour faire de la catastrophe une religion et de la religion une catastrophe.” Aussi, il ne faut pas que certains auteurs viennent le chatouiller “sur la sensualité et la volupté en terre d’islam” ! Ces auteurs “me font pen- ser à ces staliniens qui faisaient l’éloge de la liberté de pensée en Union soviétique.” On comprend que, dans cette France, arrivée a l’heure de la “vaste ménopause collective”, au “temps du troisième âge”, Kacimi n’est pas de ceux qui transigent, cèdent, concèdent, adaptent : le voile est un “signe d’avilissement” et “le hidjab est l’étoile jaune de la musulmane, et toute musulmane est une juive que chaque fondamentaliste rêve de déporter cinq fois par jour.” Après avoir été “traînée dans la boue à l’époque coloniale, puis roulée dans la farine depuis la fameuse Marche des beurs”, “ce n’est pas en concédant [à cette communauté], à ces ‘dému- nis’ un instrument d’aliénation qu’on leur mettra du baume au cœur”, prévient-il. Avant de poser la ques- tion – terrible question : “Enfin, que ferons-nous demain, nous, citoyens de culture musulmane ayant fui nos pays d’origine en raison de la dictature du reli- gieux, de l’absence de démocratie, et qui avons choisi la France comme terre d’accueil ou comme patrie, que ferons-nous quand nos filles à l’école publique se feront traiter de putes et traîner dans les caves parce qu’elles n’auront pas porté de voile, et que nos garçons se feront traiter de mécréants car ils n’auront pas respecté le ramadan dans les cantines ? Ne pas céder sur l’affaire du voile, c’est rendre un immense service à l’islam, lui apprendre qu’il n’est pas la religion unique mais une parmi les autres et que la France ou l’Europe ne sont pas des terres de conquête mais des territoires de partage.”