Chronique livres

La Trempe

de Magyd Cherfi, Actes Sud, 20007, 167 pages, 15 euros

Magyd Cherfi, l’ex-chanteur du groupe Zebda, possède un trésor : sa sensibilité et sa capacité à la traduire par des mots. Sans tricher. C’est bien l’impression que laisse ce poète, chanteur et désormais auteur. La Trempe est son deuxième recueil de récits après Livret de famille, publié en 2004 chez le même éditeur. Il y a les souvenirs d’enfance, comme cette histoire où, gamin, il sauve le clebs de sœur Marie-Madeleine du sadisme et de la cruauté des copains de la cité... quitte à passer pour un lâche aux yeux des autres. Taos, la mère, dispensatrice de la sagesse kabyle, est omniprésente : “Ma mère étouffait dans son impossibilité à nous porter secours”. “Elle s’était effacée au fil du temps pour nous faire plus de place, avec, en filigrane, la prétention de nous sortir de la mouise.” Et cet aveu d’impuissance : “L’amour des pauvres n’a pas de mesure. [...] Maman nous a aimés pour qu’on lui ouvre des portes trop grandes pour nous, pour qu’on allume la lumière alors que l’interrupteur était trop haut”. Comme beaucoup de fils de cette génération, lorsqu’il évoque son père, Magyd Cherfi mêle admiration et regrets : “Je n’ai jamais pleuré devant lui dans ma vie d’adulte, et je me suis dit pendant la descente du corps : ç’aurait été sympa de pleurer devant lui, qu’il s’approche de moi pour me serrer dans ses bras, sans dire un mot, juste des gestes comme une couverture bien chaude.” La retenue, l’honneur à la sauce kabyle qui oblige aux silences, se traduisaient chez le père par un “Ça va ?”, pudique interrogation qui cachait toute l’inquiétude, toute la tendresse, tout l’amour d’un homme pour ses enfants. Magyd Cherfi raconte une “histoire de fils d’immigré” : “Papa est mort au terme d’une longue maltraitance, il nous fallait un diagnostic. Bien sûr les pauvres meurent les premiers, mais si en plus on leur ôte leur dignité, ils meurent en souffrant. Il souffrit.” Il a cette formule lapidaire, sans appel : “[...]Jusqu’à la fin, il avait été plus bougnoule qu’homme, et voilà qu’il crevait comme un chien.” Autre temps fort de ces récits, l’amour, la vie avec l’aimée, mais aussi les crises et peut-être le désamour. L’intimité et les fêlures d’un être à qui on n’a pas appris certaines règles, certaines attitudes. Il y a du courage dans ces confessions, car Magyd Cherfi se heurte à une morale, à un sens de l’honneur typiquement kabyle qui oblige à cacher, à taire, à rester fort, à toujours “passer pour un homme”... “L’honneur m’a fatigué”, écrit Magyd Cherfi qui, souvent, rame à contre-courant d’une communauté aux fausses valeurs, d’une société de faux-semblants et d’un public fait parfois de faux amis. Les dénonciations sont puissantes, les images fortes et concrètes. Magyd Cherfi parle plus avec son corps et ses tripes qu’avec sa tête. Les fulgurances poétiques transpercent le texte de part en part. Sa poésie de castagne gronde contre la misère : “J’ai pas demandé la misère, cette chienne que réclame le mythe. J’ai pas besoin de ça. Mon père en a payé le prix pour trois générations, c’est bon !”. En rage aussi contre la reproduction des inégalités : l’orientation quasi obligatoire, systématique, les voies de garage, la douleur et les pleurs de la mère devant le spectacle de son frère parvenu au “terminus du parcours Jules Ferry” – “Mon frère aîné était en bleu de travail”. C’est ce jour-là, devant une mère éplorée qui visait pour ses enfants “la cime des hommes” que “je me suis senti devenir méchant”, écrit Magyd Cherfi, qui se demande : “Pourquoi faut-il naître quand on a la certitude de lécher le caniveau ?” L’émotion est bien le maître mot de ce livre. Une émotion qui emporte tout. Jusqu’aux faiblesses d’une écriture prolixe, jusqu’à ce dernier chapitre à la tonalité décalée et même dérangeante où, une fois de plus, l’auteur entre dans l’arène des polémiques publiques. Il ne faut garder ici que la tendresse de Magyd Cherfi. Une tendresse de cœur brisé, une tendresse de gueule cassée, mais la tendresse d’un grand cœur et d’une belle gueule. La Trempe vient de recevoir le prix Beur FM de l’année 2008.