Laisse les hommes pleurer
de Eugène Durif, éd. Actes Sud, 2008, 140 pages, 16 euros
Il s’agit-là d’une migration bien particulière. Il est question de rapt d’enfants, de gamins volés à des parents trompés, abusés et, au bout du compte, de vies brisées, d’hommes et de femmes parfois anéantis. Cela se passe en France. Entre 1963 et 1982, où plus de 1 600 enfants réunionnais ont été allègrement arrachés à leur île et à leur famille. Ils seront placés dans des familles d’accueil ou des institutions, qui en Creuse, qui en Lozère ou dans le Gers... Puisque l’île connaît une croissance démo- graphique importante et que, dans le même temps, les campagnes de la métropole souffrent d’un manque de bras et de jeunes ! L’idée lumineuse ne peut venir que d’un grand esprit et d’un grand cœur. En l’occurrence, Michel Debré soi-même, ci-devant fidèle Premier ministre du général de Gaulle et alors préfet de l’île de La Réunion. La DDASS se charge du travail et la peur gagne : “Cache-toi bien sous les draps, la voiture de la DDASS, la voilà qui passe, ceux qu’elle emmène, on ne les revoit jamais plus ; cache-toi, elle va nous prendre ; pour la reconnaître, certains jours, elle est rouge, d’autres, bleue, pour mieux tromper.” Comme le disait en 1969 un paysan de Guéret, dans la Creuse : “Je veux un petit Noir. Ça bosse, ça prend un repas par jour, ça couche dans la paille et ça se chausse de sabots.”(1). C’est justement dans l’une de ces fermes, “chez les Landry”, que se retro- uve le petit Sammy, en compagnie d’un autre gamin, Léonard. Sammy fait partie de ces Réunionnais expédiés en métropole. Léonard, lui, est orphelin. Eugène Durif est un dramaturge et un romancier. Il ne tombe pas dans le piège dans lequel tombent des auteurs de romans ou de BD. Il n’écrit pas un reportage, il ne décrit pas un événement. Il raconte avec sensibilité et retenue, sans pathos, l’histoire de deux gamins. Les liens qui se tissent et la complicité née dans l’épreuve qui, même après des années de séparation, ne fera pas défaut. Ce n’est pas un reportage, et pourtant, tout y est : le racisme de la campagne française, l’exploitation des gamins, les conditions de vie précaires, la bêtise de ces paysans qui “ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, le monde est immense, et eux, parce qu’ils sont d’un endroit, c’est comme si rien d’autre n’existait.” Bien sûr, tous ces gamins n’ont pas connu de telles conditions. Certains ont sans doute eu la chance de tomber dans des foyers autrement chaleureux et prévenants. Mais tous semblent avoir connu la nos- talgie de leur île, les souffrances de l’exil, des exis- tences amputées des êtres qui leur étaient indispen- sables, des difficultés psychologiques, quand ce ne furent pas des séjours en hôpital psychiatrique(2). En une centaine de pages, Durif dit tout et triture l’uni- vers des âmes brisées : “Un humain qui va mal, c’est pas un malade, c’est quelqu’un qui n’en peut plus de la saloperie dans laquelle on l’a plongé au départ.” Le récit se déroule bien des années plus tard. Sammy et Léonard ont fait, tant bien que mal, leur vie. Ils ont chacun à leur manière tu leur passé, caché leurs blessures, déguisé leur vulnérabilité. Fait avec ! “J’avais bien compris que la vie ne me devait rien”, dit Léonard. Léonard décide de retrouver Sammy. “Si la vie s’était chargée de nous séparer, il demeurait comme un appel de l’autre, quelque chose qui ne pourrait jamais nous séparer complètement.” C’est cette quête et ces retrouvailles que raconte Eugène Durif. Des retrouvailles où les souvenirs et les pleurs auront leur part. Et des lendemains marqués par les mêmes fragilités et incertitudes.
1. Respect Magazine, cité par Afrik.com : http://www.afrik.com/article7901.html. 2. Voir par exemple le récent Ivan Jablonka, Enfants en exil, transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963- 1982), le Seuil, 2007.