Le Bon Grain et l'Ivraie. La sélection des migrants en occident, 1880-1939
Collectif sous la dir. de Philippe Rygiel
L’histoire des migrations est rythmée par des phases d’ouverture propices à satisfaire les besoins en main-d’œuvre ou en soldatesque et par des phases de fermeture voire de rejet, ce qu’Yves Frey éclaire, dans cet ouvrage, par la logique des “vases communicants” – c’est-à-dire qu’il faut entendre “licencions les étrangers qui nous volent nos emplois” – et par celle de la “centrifugeuse”, autrement dit “les étrangers dehors !”. Dans le cadre de cette histoire – et plus particulièrement depuis la fin du xIxe siècle à la veille de la seconde guerre mondiale –, peut-on observer la mise en place d’un processus sélectif particulier des étrangers en France et, au regard des dispositifs à l’œuvre dans d’autres pays, peut-on déceler une singularité nationale ? Dans ce livre, fruit d’une recherche collective menée dans le cadre d’un séminaire de l’École normale supérieure tenu entre 1997 et 1999, la comparaison ne porte pourtant pas sur l’ensemble des pays occidentaux. En effet, il n’y figure que deux articles consacrés à d’autres pays, le premier à l’Allemagne et le second au Brésil : point d’Amérique ni d’Australie, comme le laisse entendre la quatrième de couverture, et encore moins d’Angleterre, d’Argentine ou de Pérou. Seul un texte introductif de Philippe Rygiel propose un survol des dispositifs de sélection des migrants dans les principaux grands pays d’immigration et offre ainsi un utile aperçu de ces “indésirables” La seconde partie de l’ouvrage porte exclusivement sur la société française : une étude de la présence américaine et algérienne d’une part ; la préfiguration, en Haute-Alsace, des dispositifs de refoulement et d’expulsion, d’autre part ; enfin, une étude de l’application des lois dans trois départements, le Cher, les Ardennes et le Rhône. Retenons ici le lien qui se noue entre l’idée nationale et la mise en place d’une politique – à tout le moins d’un cadre réglementaire – visant à sélectionner les étrangers en fonction de critères particuliers. De ce point de vue, la France, à la différence du Brésil et de l’Allemagne, mais aussi de l’Angleterre (Aliens Act en 1905 mais surtout la loi de 1920), des USA (Chinese exclusion Act de 1882) ou même de l’Australie, ne semble pas pratiquer une sélection ethnique. Faut-il y voir une conséquence heureuse des idéaux de 1789 et d’un universalisme à la française, étrangers, par exemple, à la définition d’une nation ethnique allemande, née de l’imaginaire d’une “nature” ou d’une “race” allemande, faisant des Juifs et des Polonais des “indésirables” ? Peut-être. Comme le montre Philippe Rygiel, les espaces politiques nationaux, produits d’histoires différentes, façonnés par des traditions culturelles et idéologiques distinctes, élaborent des systèmes législatifs différents. Pour autant, la France de la Déclaration universelle des droits de l’homme opère des distinctions parmi “ses” étrangers. Ainsi, si les ressorts ethniques et raciaux ne semblent pas être, a priori, le fondement des dispositifs de sélection, pour l’administration centrale, les populations migrantes et étrangères ne sont pas homogènes, certaines communautés jouissant d’avantages ou de privilèges dont d’autres sont privés. C’est le cas des Américains présents en France dans l’entre-deux-guerres. Si, selon Kant, “personne n’a originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre”, en matière de migrations, certains se voient gratifier d’un surplus d’âme et donc de droits... L’utilité économique, l’état sanitaire et l’ordre public sont au cœur des dispositifs hexagonaux, mais les questions raciale et ethnique ne sont pas évacuées pour autant, sans parler de la question noire et des mesures de contrôles des étrangers du Consulat et de l’Empire. Geneviève Massard Guilbaud, dans une contribution centrale, souligne par exemple les responsabilités de l’État dans le fait que l’immigration algérienne, aujourd’hui encore, reste “une immigration à part”. Selon cet auteur, l’immigration algérienne a été victime, de la part de l’État, de discriminations comme n’en ont jamais connu les immigrés d’aucune autre nationalité, et ceci dès le lendemain de la première guerre mondiale. Elle innove, en relativisant la doxa, qui fait du passé colonial et de la guerre d’Algérie l’origine de cette spécificité. Elle incrimine plutôt ici la politique nationale métropolitaine qui se serait calquée sur la politique coloniale : craintes et fantasmes quant à la sexualité des Algériens – car se profile l’horreur de possibles métissages ou de brassages –, efficacité du lobby des colons et des milieux patronaux d’Alger, peurs enfin que ne fleurissent les fleurs de l’émancipation dans l’esprit des colonisés, provoquant “une brèche dans l’apartheid de fait qui sévissait en Algérie”. Geneviève Massard-Guilbaud précise comment l’État français a mis en place une politique discriminatoire, illégale et, malgré tout, inefficace. Cette politique aura, sur le long terme, des conséquences catastrophiques, en fermant aux Algériens “l’accès à toutes les voies connues pour faciliter l’intégration”. L’ensemble des contributions montre que la sélection, le contrôle et l’affectation des immigrés en France exigent de prendre en compte bien des critères : l’organisation du marché du travail, les besoins économiques sur le plan national mais aussi par secteurs ou régions, les dispositifs institutionnels et leurs conditions d’application, les relations diplomatiques avec les pays d’émigration, les capacités organisationnelles ou d’adaptation des migrants eux-mêmes, etc. Enfin, “parce qu’une partie au moins des immigrés est appelée à se fondre dans la communauté nationale, la ‘question immigrée’ rejoint par ailleurs le problème de la définition de la nation et de la délimitation de ses contours, question politique centrale de la période”. Question redevenue centrale aujourd’hui et qu’il est bon d’éclairer par ce retour en arrière.