Migration et création littéraire
À l’âge classique, voici comment l’on définissait, dans l’Encyclopédie de Diderot, la notion d’exil : « Chez les Romains le mot exil, exilium, signifiait proprement une interdiction, ou exclusion de l’eau et du feu, dont la conséquence naturelle était, que la personne ainsi condamnée était obligée d’aller vivre dans un autre pays, ne pouvant se passer de ces deux éléments […]. Ce mot est dérivé du mot latin exilium ou de exul, qui signifie exilé ; et les mots exilium ou exul sont formés probablement d’extra solum, hors de son pays natal[1]. »
Hier, l’exil ou l’ostracisme étaient d’abord une exclusion ou une expulsion politique, seule raison humaine de s’expatrier, tant était fort l’attachement au sol. Aujourd’hui, c’est parce que la personne est démunie de tout (d’eau, de feu, mais aussi de liberté, de travail) qu’elle se résout à la migration. Cette exclusion vis-à-vis de l’essentiel entraîne une aspiration très forte à retrouver cette eau et ce feu, synonymes de vie, de nourriture, de foyer d’une part, mais aussi de création ou de possibilité de création d’autre part, car la création, comme le rire, est le propre de l’homme. Prométhée n’a-t-il pas volé le feu aux Dieux afin d’affirmer son humanité ? L’eau et le feu sont d’ailleurs des éléments que l’on retrouve partout dans la création : l’eau pour diluer sa peinture, pour laver ses pinceaux ; le feu pour faire cuire sa céramique (et pas seulement à Limoges), pour chanter même – « Allumer le feu », comme le dit un certain chanteur. L’écriture, la poésie sont une chaleur qui s’élève entre les hommes. Elles coulent comme une eau désaltérante dans la gorge de ceux qui ont soif : « Eaux coulez coulez allez allez vers la mer./ Lave le sel toute eau répandue toute eau repentie. » (Léopold Sédar Senghor, « Élégie des eaux », in Nocturnes, 1961)). « Feu que les hommes regardent dans la nuit, dans la nuit profonde,/ Feu qui brûles et ne chauffes pas, qui brilles et ne brûles pas,/ Feu qui voles sans corps et sans cœur, qui ne connais case ni foyer… » (Léopold Sédar Senghor, « Chant du feu », in Poèmes, 1964).
Le 9 avril 2019, nous avons souhaité consacrer une journée d’étude, avec les étudiants du master Lettres et arts de l’université de Limoges, à l’analyse des liens privilégiés qui unissent la migration à la création[2]. Soit parce que l’art est une activité, comme nous l’avons dit, consubstantielle au déplacement, à la fuite, à l’exil, parce que l’action même de reconstituer un foyer quand on l’a perdu, relève de l’acte de création : partir du néant pour retrouver un tout. Soit aussi parce que cette activité créatrice (d’écriture, de peinture, de musique…) aide à supporter l’exil par la chaleur humaine qu’elle dégage et les nouveaux liens qu’elle permet de développer. Soit, enfin, parce qu’elle est elle-même une interrogation sur cet événement d’exil, étant donné que tout acte créateur exige une forme d’aliénation à soi-même. S’exiler dans la création, c’est peut-être donc se trouver un peu mieux en accord avec soi-même, lorsqu’on est exilé géographique et déjà devenu « autre » à soi-même, et aux autres.
Les hommes et les femmes qui ont répondu présent à notre invitation du 9 avril dernier sont d’abord des passionnés et des connaisseurs de la question de la migration : Jean-Michel Devésa, professeur de littérature française et d’études francophones, directeur du master de Limoges « Textes et représentations du monde » (TRM) ; Alexis Nouss, professeur de littérature et de littérature comparée à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste reconnu de la question migratoire ; Marie Virolle, éditrice de la revue Marsa - Revue A, férue de questions algériennes ; Marie Poinsot, rédactrice en chef de la revue Hommes & Migrations ; un plasticien, Stéphane Lhomme qui a illustré ce numéro ; de jeunes universitaires, qui se sont exprimées via des enquêtes sur des écrivains de l’émigration dont elles sont spécialistes ; enfin, des artistes, comme le poète Adama Diané[3], journaliste guinéen lui-même réfugié politique, étudiant inscrit à l’université de Limoges, et le chanteur Mamadi, migrant, ont contribué à animer cette journée. Ont enfin répondu à notre appel un public d’étudiants mais aussi d’exilés et de migrants qui ont été nos voisins pendant quelques mois, squattant un bâtiment désaffecté du campus, et qui ont eu la délicatesse de nous y accueillir pour partager un déjeuner le 9 avril 2019.
Marie Poinsot nous a proposé de contribuer à ce dossier d’avril 2020 de la revue Hommes & Migrations, invitant par la suite à nous y rejoindre d’autres auteur.e.s sensibles à notre thématique. Nous esquisserons rapidement les quelques problématiques qui traversent cet ensemble.