Nancy Huston, Je suis parce que nous sommes. Petites chroniques du printemps 2020
Montréal, Leméac éditeur, 2020, 112 p., 15 €
« Je suis parce que nous sommes » est un précepte bantou, et le moins que l’on puisse dire est que, côté gargarismes universalistes, cette maxime renferme quelques avantages en sens et en portée comparée au pauvre « vivre ensemble » républicain ou même au « E pluribus unum » états-unien. Ici, il est question d’individu et de collectif, d’interactions entre le particulier et le commun, de dynamique citoyenne par le souci de soi et des autres, d’interdépendance et de conscience d’appartenir à quelque chose de plus vaste. La formule pourrait (devrait ?), telle une Lumière qui viendrait du Sud, éclairer le devenir incertain de l’humanité, décidément une et indivisible, une « grosse boule d’interdépendances maladives ». Tel semble être le souhait de Nancy Huston qui, au temps du premier et strict confinement, s’est retrouvée « exilée », « hors sol », loin de Paris, réfugiée en Suisse chez son ami « le Peintre », à devoir réfléchir sur les vicissitudes du monde et le désarroi de ses semblables, sur les échecs, les impasses et le tragique d’une actualité dégorgée sur fond de pandémie.
Éclairés par des lavis du peintre québécois Edmund Alleyn, les dix-huit textes de ce recueil sont autant de réflexions, d’observations critiques, assassines, ironiques, drôles, profondes, implacables sur « ce qui se passe dans le monde ». Et le spectre est large : la frontière ; le sacré des Indiens qui vaut bien le sacré de la Trinité ; le souci de la nature (y compris de l’instinct maternel) ; comment le rat des villes devenu néolibéral adepte du management et de rendement met à mort le rat des champs, son sens et son souci de la terre ; les responsabilités d’une génération, la sienne, dans « la catastrophe » qui se profile… Puisque « nous sommes coupables dès que nous nous levons le matin », écrit l’auteure, pourquoi ne pas se saisir « de la crise pour faire un peu de nettoyage éthique » ? Autrement dit, réviser nos consommations meurtrières depuis le « PQ » quotidien jusqu’aux smartphones en passant pas nos liquettes. Elle dénonce les « corps humains traités comme de la viande. Corps d’animaux maltraités, bourrés d’hormones puis massacrés, transformés en hamburgers », la prostitution globalisée et « le porno de confinement », rappelant que « plus de 90 % des travailleuses du sexe sont d’origine étrangère ». Petite leçon aussi à la France, infatuée d’égalité, mais dont les « marges scandaleuses » révèlent combien elle « se plaît à souligner, rehausser et exacerber les disparités sociales… ».
Prise de conscience de nos responsabilités individuelles donc dans le naufrage collectif en cours. Mais il ne s’agit pas de s’autoflageller. Il convient aussi de protester, de se mobiliser, de changer de paradigmes en commençant par « apprendre à aimer les doux » car ceux « qui conduisent actuellement à leur perte des millions d’espèces terrestres dont la nôtre, ce sont les hommes dominants ». Avec nos responsabilités (et attitudes) individuelles, il faut nommer les responsables, les logiques et les valeurs dominantes, nos projections et modèles identificatoires, ce « nous » qui fait les « je ». « Mes sœurs », écrit Nancy Huston, « si nous continuons de récompenser les mégadosés de la testostérone, eh bien, notre sympathique petite révolution féministe ne va pas servir à grand-chose ».
Et pourquoi ne pas s’ouvrir à d’« autres moyens de chercher du sens, d’interpréter le monde, de fabriquer de l’empathie et de célébrer le partage ». Il faut se méfier des « certitudes rationalistes », « seuls les bourreaux ont leurs certitudes ». Bien sûr, Nancy Huston célèbre la beauté, les livres et la littérature. Avec Mekas, Gary, Berberova, Tsvetaïeva, Rilke, Zweig, elle loue le dépaysement, les migrations, l’inconfort, le tiraillement, le fragile : « En vous détachant de la mère patrie et de la langue maternelle, l’exil vous fait le difficile cadeau de l’incertitude. » Face à l’hubris collective, au « nous » gonflé telle la grenouille de la fable, les exilés nous rappellent « à quel point, pour de vrai, nous sommes petits » et que l’urgence de la relation n’a pas été révélée par la crise de la Covid. Mais réactivée…