Qu’un sang impur… d’Abdel Raouf Dafri
(Fiction, France, 2020)
En 1992, j’ai eu le privilège de coordonner, pour l’Institut du Monde arabe, le premier catalogue recensant les films français et algériens ayant pour thème la guerre d’Algérie. Aux côtés des analyses d’Ahmed Bedjaoui et de Christian Bosséno, mon texte d’introduction pointait une absence, sinon une carence : l’occultation de regards croisés et l’approche réductrice de la quasi-totalité des films cantonnés au « camp à soi ».
Qu’un sang impur…, signé d’un auteur franco-algérien, a fait sienne cette démarche qui consistait à évacuer la vision univoque du conflit selon que l’on appartenait à un camp ou à un autre, hormis quelques exceptions comme Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier, R.A.S. d’Yves Boisset ou le binôme C’était la guerre d’Ahmed Rachedi et Maurice Failevic.
L’une des raisons premières réside dans le fait qu’Abdel Raouf Dafri est à la fois français de nationalité et algérien d’origine, que son approche du conflit et son regard ne pouvaient que tordre le cou à tous les manichéismes et à toutes les simplifications réductrices qui encombrent nombre de films traitant de la guerre d’Algérie. De plus, Dafri, scénariste de métier et pour sa première réalisation, s’est éloigné du réalisme historique pour s’inscrire dans une écriture cinématographique qui relève d’abord et avant tout de la fiction, celle qui s’inspire de la notion de spectacle et du film de genre. Qu’il s’agisse du récit proprement dit, de la dramaturgie, des personnages ou des situations imaginées, Qu’un sang impur… puise avant tout dans les références du 7e art, lesquelles relèvent de la grande histoire du cinéma de genre et pas n’importe lequel, car c’est vers le cinéma américain qu’il faut regarder. Platoon, Voyage au bout de l’enfer et, surtout, Apocalypse Now ont certainement influé sur l’imaginaire cinématographique d’Abdel Raouf Dafri qui a su digérer ces influences, ce qui n’est pas le moindre des mérites de ce brillant auteur.
La séquence d’ouverture dans un camp militaire français perdu dans les Aurès-Nementchas, en 1960, donne le ton et l’orientation future du film. Des hommes nus, atrocement torturés sous l’œil goguenard de militaires en treillis, l’humiliation et la mort annoncent le bain d’horreur, la violence et la haine réciproque qui vont dominer le récit… et la suite.
C’est bien d’une sale guerre dont il est question, comme en Indochine dont est revenu désenchanté le lieutenant-colonel Breitner (Johan Heldenbergh, une révélation), chargé de retrouver la supposée dépouille du colonel Delignières (Olivier Gourmet, au crâne rasé rappelant le colonel Kurtz-Marlon Brando d’Apocalypse Now). Avec sa compagne vietnamienne Soua Ly-Yang (étonnante Linh-Dan-Pham) qui lui est toute dévouée, un sous-officier des troupes coloniales, le sénégalais Senghor (Steve Tientcheu), et Alexis Martillat (Pierre Lottin), un troufion tête brûlée, illettré et raciste, mais surtout tireur d’élite, le commando s’enfonce dans la montagne à la recherche d’une Katiba de l’ALN/FLN dont les prouesses laissent entendre qu’elle est dirigée par un officier d’élite qui n’est autre que le colonel Delignières qui a rejoint l’ennemi. À leurs côtés, Assia « Bent » Aouda (la toujours surprenante Lyna Khoudri) emmenée comme otage et spécialiste du déminage.
Tous ces personnages, qui forment un attelage hétéroclite et en butte à des conflits internes, vont s’accrocher avec le maquis algérien où la figure de Mourad Boukarouba (Salim Kechiouche, très bon), adjoint du colonel Delignières, domine par sa bravoure, son humanité mêlée de cruauté. Les rapports des maquisards avec la population sont empreints à la fois de violence et de compassion pour les enfants algériens qu’ils ont récupérés suite à un massacre, perpétré par eux-mêmes sans doute.
Les scènes de guerre sont remarquablement bien filmées, notamment celle du dénouement, et n’ont rien à envier à des cinéastes plus chevronnés. Un bombardement vient rappeler que les déplacements de populations se sont accompagnés de l’utilisation du napalm qui a fait de nombreuses victimes civiles.
Le tabou de la guerre d’Algérie persiste chez les exploitants français de cinémas, puisque 42 écrans seulement projettent ce film qui a pourtant le mérite d’avoir opté pour la complexité, plutôt que d’aller vers la simplification du tout noir ou tout blanc, des bons et des méchants.
Décidément, en France en tout cas, les plaies ne sont pas refermées…