Robert Gildea, L’esprit impérial. Passé colonial et politiques du présent
Paris, Passés composés, 2020, 496 p., 25 €
L’esprit impérial est une entreprise de mise à nue de cet esprit qui soufflerait depuis les premières pénétrations commerciales de la France et de l’Angleterre en Afrique, en Asie ou en Amérique jusqu’aux péripéties de la construction européenne en passant par la nuit coloniale, puis les politiques migratoires et identitaires de ces deux empires déchus. L’ouvrage relie des thématiques, des périodes, des événements sociopolitiques que la modernité a tendance à dissocier, comme si le présent n’avait plus rien à voir avec le passé, comme si les imaginaires ne se nourrissaient pas de l’esprit d’hier et de l’esprit – tourmenté – du présent. Comme s’ils n’étaient pas le fruit d’une construction, d’une volonté et, pour le dire vite, d’une politique.
Il y a d’abord l’Histoire : les premiers comptoirs commerciaux, la colonisation et les luttes pour l’indépendance. À cela s’est ajouté un néo-impérialisme porté par les États-Unis et son allié, la Grande-Bretagne, mais aussi par la France, fait d’interventions destructrices en Afghanistan, en Irak ou en Libye. L’étude serrée et comparée des deux empires relativise les différences entre les deux colonialismes. Elle s’applique à relier colonisations, interventionnisme dévastateur, nouveaux « fantasmes d’empire », d’une part, mouvements migratoires modernes et « fracture coloniale » en France et en Grande-Bretagne, d’autre part.
C’est ici que la perspective interroge. Oui, l’étude des migrations ne peut faire l’économie de ce tour d’horizon historique et interdisciplinaire ou s’abstraire des rapports de domination hérités ou nouveaux (Françafrique, inégalité du système économique mondial, mainmise des multinationales sur les économies locales, responsabilités des pouvoirs prédateurs – oubliées ici – conséquences des interventions militaires…). Il faudrait aller plus loin : mobiliser une sociologie autrement complexe (voir Stéphane Beaud et La France des Belhoumi), se nourrir du suc subtil d’un vaste corpus littéraire ou remonter plus avant dans l’histoire de la formation des États (voir Ange Bergson Lendja Ngnemzué).
Faut-il d’ailleurs faire de cet « esprit impérial » l’unique clef pour appréhender les multiples et inventives questions posées par les phénomènes migratoires et identitaires en France et en Angleterre – irréductibles aux seules populations originaires des ex-empires. Plus gênant, pourquoi réduire ces phénomènes à une opposition frontale entre partisans d’une société « multiculturelle » et partisans (Blancs bien sûr) d’une société « monoculturelle ». Exit alors les rencontres, les évolutions, les métissages, les inventions, les diversités nouvelles, les combats (eh oui !) féconds et même les oublis chers à Renan. Ne reste dans cette logique amblyope que la pire et la plus triste des oppositions, au point de faire d’une insignifiante leader (Houria Bouteldja) d’un insignifiant groupuscule (Les indigènes de la République) la représentante d’une jeunesse multiple et autrement créatrice. Si le mot n’était trop fort – mais les enjeux humains et collectifs sont importants –, il y a comme une offense à cette jeunesse justement rétive au carcan d’une pensée de système, aux carcans religieux, indigéniste et victimaire.
Conséquemment, la « thèse » soulève des points de méthode : généralisations, raccourcis, analyse sociologique sommaire, absence de distance critique face aux discours servis, manque de recul historique. Ainsi, pourquoi, dans un chapitre où « l’islamisme » est mis en regard avec « le repli nationaliste monoculturel », ne rien dire sur les méfaits du wahhabisme ? Comment faire du raï un moment contestataire et « oublier » le mouvement culturel berbère autrement politique ? Pourquoi faire de la violence islamiste une « réaction » quand, en Algérie, elle n’a pas attendu Khomeiny ou les talibans pour frapper ?
Oui, l’enthousiasme des premiers chapitres subit une douche froide. Dommage, car ces éléments historiques, indispensables, sont dilués dans une pensée, certes partiale, mais surtout partielle.