Rozenn Le Berre, De Rêves et de Papiers
547 jours avec les mineurs isolés étrangers, Paris, La Découverte, 2017, 180 pages, 16 €
Rozenn Le Berre est tout juste diplômée de sciences politiques quand elle décide de travailler comme éducatrice dans un service d’accueil pour les mineurs isolés étrangers. Dans ce premier livre, elle raconte comment elle reçoit ces jeunes filles et garçons et les interroge avant de soumettre leur dossier au Département qui tranchera sur la réalité de leur minorité et leur octroiera, le cas échéant, hébergement et scolarisation.
Pour raconter leur exil, l’auteure invente le personnage de Souley dont le voyage vers la France agrège les histoires qu’elle entend dans son bureau. Les épreuves de la traversée, la faim, la soif, l’humiliation face à des hommes qui profitent de leur détresse, la perte des amis morts en mer ou dans le désert, obligent ces jeunes à pratiquer l’euphémisme : « En général il n’y a “pas de problèmes”. Jamais. Alors, quand il y a des “petits problèmes” ou que “ça va un peu”, ou que c’est “un peu difficile”, c’est en réalité d’immenses préoccupations qu’ils trimballent sur leurs minces épaules. » Mais, au delà des récits de vie de ces jeunes qui espèrent améliorer leur sort dans l’exil, Rozenn Le Berre raconte comment sa propre vie est bouleversée par ces exilés qui comprennent le rôle décisif qui est le sien dans la décision administrative.
Son travail consiste à débusquer le faux mineur en lui posant des questions sur son parcours. Fournit-il « un récit cohérent » avec dates, faits et attitudes qui coïncident ? L’auteure cite un de ses rapports : « Jules* dit avoir commencé l’école à six ans en 2000, ce qui fait qu’il aurait donc vingt ans en 2014, et non seize. (...) Son apparence physique peut sembler supérieure à l’âge déclaré. » Refus administratif. Rozenn Le Berre rapporte les mots utilisé par le collègue qui gère le départ de Jules du foyer : « Fin de prise en charge annoncée à Jules. Chambre nettoyée Ok + draps propres. Clefs remises. RAS. » Elle évoque les « dégout et découragement » qu’elle ressent souvent dans son travail et s’inquiète de la routine et de la précipitation, « dangers vicieux » qui guettent les travailleurs sociaux, avec deux à trois entretiens de 1h30 par jour et une journée seulement pour rendre leur rapport. Elle raconte la lassitude « d’entendre toujours les mêmes histoires, surtout quand elles sont vendues avec le passeur dans un cynique package “voyage + histoire” », mais elle constate l’inégalité qu’il y a entre l’éduqué et l’analphabète dans la construction d’un récit cohérent et remarquent ceux qui arrivent facilement à toucher les travailleurs sociaux, « avec leurs yeux assez tristes pour avoir l’air crédible mais pas trop, pour ne pas avoir l’air pitoyable ». Le système est mal fait pour ces jeunes adultes venus s’arracher à la pauvreté qui s’humilient devant elle, jouent à l’adolescent qu’ils ne sont évidemment pas. Rien n’est prévu, ou presque, pour eux, alors que les mineurs, peu importe leur pays de provenance et peu importent leurs conditions de vie dans ce pays, peuvent demander une protection par l’aide sociale à l’enfance.
Il y a ceux qui ne veulent pas rester en France, amenés par la police et qui demandent tout de suite comment aller à Calais. « On oublierait presqu’ils ont quinze ans, qu’ils sont tout seuls, qu’ils ont fait 10 000 kilomètres et qu’ils vont habiter dans une tente noyée dans la boue près du port », raconte Rozenn Le Berre, qui se promet que le jour où ça ne lui fera plus rien de mettre quelqu’un dehors la nuit, elle partira. Elle démissionnera au bout d’un an et demi, malgré les moments heureux, qu’elle n’oublie pas de raconter, avec ceux qui sont hébergés et scolarisés dans le foyer. Elle est admirative qu’ils parviennent, « petit à petit, à se reconstruire, à sourire et à danser, à être pénibles et idiots comme des adolescents, à ne plus avoir peur. À vivre au lieu de survivre ».
* Les prénoms ont été changés par l’auteur du livre.