Ta-Nehisi Coates, Huit ans au pouvoir. Une tragédie américaine
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Diana Hochraich, Paris, Présence africaine, 2018, 308 p., 24,90 €
[Texte intégral]
Quel livre ! Ou plutôt quels articles ! Car Coates est journaliste et cette publication rassemble huit papiers écrits tout au long de la présidence Obama pour le site d’information The Atlantic. Huit papiers remis chacun en perspective par une introduction rédigée ex-post, où l’auteur donne les conditions de leur écriture, les discute, les commente, les critique même. Si l’auteur se raconte ce n’est pas par nombrilisme. Lorsque Coates revient sur son enfance, sur sa famille, sa mère enseignante, son père membre des Black Panthers, ses années d’école, son mariage, ses doutes et ses réussites, le hip-hop, sa vie d’Afro-Américain né en 1975 du côté de Baltimore, ou lorsqu’il évoque la mort de son ami Prince Jones abattu en 2000 par un policier…, c’est pour dire et montrer les soubassements, les ressorts de sa pensée, ses grilles de lecture. Ce n’est pas pour faire le kéké que Coates parle de lui, mais, semble-t-il, par honnêteté intellectuelle. L’infiniment petit n’est pas repli narcissique mais volonté de traduire l’infiniment grand. Ou quand l’expérience individuelle rejoint l’expérience collective.
Ce qui frappe à la lecture de ces longs papiers, c’est le talent de l’auteur : brio des reportages (Chicago, Obamacare, incarcération des Noirs…) et des portraits (Michelle ou Barack Obama, Bill Cosby ou des anonymes) ; hauteur de vue des réflexions ; densité des raisonnements structurés autour de récits d’expérience et de témoignages, de références et de sources multiples, universitaires, statistiques, et surtout historiques. Car le tragique ici s’enracine dans l’histoire du pays, dans le pillage des Noirs, depuis l’esclavage jusqu’aux subprimes, en passant par l’exploitation salariale, les lois Jim crow, les détentions massives. Pour Coates, l’existence et la prospérité des USA ont pour fondement la violence faite aux Noirs. Au pays dit de la liberté, "c’est l’esclavage qui a permis la démocratie".
L’élection d’Obama, ses discussions avec le président ont pu faire vaciller le pessimisme et la "défiance" de Ta-Nehisi Coates. L’intelligence du président, sa confiance en l’Amérique auraient pu emporter les doutes. C’était compter sans la rigueur des analyses du journaliste. Sans son expérience. West Baltimore n’est pas Hawaï. Avoir des grands-parents blancs aimants n’a rien de commun avec une enfance passée dans "un monde à part", où jamais il ne croisa de Blancs. Obama et Coates, ce sont deux regards différents, deux histoires américaines.
National Book Award pour Between the World and Me (Une colère noire, Autrement, 2016), Ta-Nehisi Coates appartient à cette génération d’intellectuels afro-américains plus proches de Baldwin ou de Malcom X que de Martin Luther King. Pour lui, la question raciale, entendre la suprématie blanche, est et reste, même après la victoire d’Obama, au cœur de l’histoire américaine. Surtout après : l’élection de Trump en est la parfaite illustration.
En 1835, Gustave de Beaumont écrivait dans Marie, ou de l’Esclavage aux États-Unis que "dans ces États de prétendue liberté, le nègre n’est plus l’esclave ; mais il n’a de l’homme libre que le nom". Pour l’observateur français, l’horizon des États-Unis était tout entier contenu dans cette "grande plaie de la société américaine". Lire les articles de Coates, crayon à la main, c’est s’inspirer d’une méthode, d’une exigence intellectuelle, pour dire le tragique d’un monde sans rien céder à la haine, à la démagogie ou au misérabilisme.