Tes yeux bleus occupent mon esprit
de Djilali Bencheikh, éditions Elyzad, 352 pages, 16,50 euros
Djilali Bencheikh est journaliste, spécialiste de l’immigration, féru d’actualités sportives, il tient une chronique littéraire quotidienne sur Radio Orient. Éclectique et gourmand, il est aussi un nouvelliste et l’auteur d’un premier roman autobiographique, Mon frère ennemi. Il y racontait l’enfance de Salim dans un village de l’Ouest algérien. Le gamin avait alors sept ans et les nuages s’amoncelaient sur l’Algérie de papa. Ces yeux bleus qui occupent l’esprit du jeune Salim sont ceux de Françoise. Il a dix ans. Elle est fille d’un capitaine de l’armée française et la guerre de libération commence à embraser le pays. Il ne faut pourtant pas s’attendre à une énième et universelle version de Roméo et Juliette, déclinée cette fois dans une Algérie déchirée. Non, l’amour de Salim est davantage fantasmé, virtuel. Seuls ses questionnements et sa culpabilité sont réels : “Ai-je le droit de l’aimer sans trahir les miens ?” Ce qui importe ici, ce sont le regard et les mots – simples – que porte le gamin sur les adultes, la société, la guerre, l’injustice d’un système quasi d’apartheid. “Le village et le douar sont deux univers inconciliables. Comme l’Enfer et le Paradis. Et moi je n’habite pas comme elle, au Paradis.” Dans l’actuelle cacophonie des mémoires, cette réalité décrite par Salim semble oubliée. Par une sorte de volonté politiquement correcte, on voudrait mettre sur un même pied d’égalité toutes les blessures, toutes les souffrances et toutes les injustices, on aimerait réécrire l’Histoire, voire la gommer. À ce jeu de Lego mémoriel – voir le dernier opus d’Éric Savarèse(1) – ce ne sont pas ceux qui ont le plus souffert de l’Histoire qui occupent le devant de la scène mais les plus véhéments et les plus actifs. Par pudeur ou pragmatisme, les Algériens, à l’exception de quelques caciques, ont tourné la page et depuis longtemps. Djilali Bencheikh est du lot.
Le ton du livre, parfois un peu trop enfantin ou naïf, respecte le regard ingénu, sans acrimonie et curieux de cet enfant de dix ans. D’ailleurs, entre ces “deux univers inconciliables”, des hommes et des femmes de cœur ne s’efforçaient-ils pas de dresser des passerelles ? Comme monsieur Vermeille, l’instituteur, ou madame Vignoble, la patronne de la taverne, et sa fille, Anne-Marie : “la mère et la fille ne font pas partie des méchants roumis qui nous écrasent de leur mépris et parfois de leur fouet.” Il y aussi le maire, Siegwald, dont l’aide et l’intercession auprès du père du jeune garçon permettront au jeune Salim d’entrer au collège. Et il y a donc ces yeux bleus ! Le bleu de l’amour, le bleu de la France, comme le dit ce vers du poète Ahmed Azeggagh, offert en épigraphe : “C’est une terrible chose que la querelle des couleurs”. Salim fréquente Nicolas. Il est le seul Arabe à fréquenter un roumi. Plus tard, dans la classe de M. Vermeille, il sera pote avec Serge, un juif. Les choses s’aggravent pour notre jeune garçon, à qui ses frères en religion cherchent des poux dans la tête. Après les dernières recommandations humanistes de M. Vermeille invitant ses élèves – qui s’apprêtent à quitter l’école pour le collège – à refuser d’emprunter le chemin de la haine, Salim occupera les vacances estivales à apprécier les méthodes traditionnelles et un brin sadiques du cheikh pédéraste de l’école coranique du village. Voilà qui rappelle les “éprouvantes” années vécues par le marocain Driss Chraïbi. Salim incarne les illusions et l’idéalisme d’une génération flouée. Rêveur impénitent, amoureux au cœur de midinette, assoiffé de savoir, il est épris de justice et désireux de faire siennes les valeurs d’une civilisation triomphante. Salim n’est pas uniquement un bon élève : il est l’un des meilleurs éléments de l’école républicaine. En cela – à une époque où le cancre a bonne presse et où ce statut devrait nécessairement coller aux gamins de banlieues –, Salim, le petit cousin du Fils du pauvre de Mouloud Feraoun, fait du bien. Non seulement Salim n’est pas un cancre mais, comme son illustre aîné Jean El Mouhoub Amrouche, c’est lui qui en remontre à ses camarades français, y compris en matière de Marseillaise ! Mais voilà, comme dans Le Gone du Chaâba d’Azouz Begag, pour ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez d’aliénés, “travailler bien en classe, c’est trahir les Arabes et leur sainte religion” et “faire preuve d’allégeance aux roumis”. Vous parlez d’une trahison ! “Mais pourquoi faut-il que la cause de libération nationale soit toujours défendue par des apprentis-voyous ?”, interroge le jeune Salim morigéné et même agressé par ses petits camarades algériens. “Des apprentis-voyous” qui, les premiers jours de l’indépendance venue, deviendront des voyous tout court, dixit les dernières pages du roman, attribuées cette fois au tendre et proche “frère-ennemi”. Un grand frère plus lucide que son cadet qui, sans doute, “refuse / Toujours / Le pain sans rêve / La gloire sans peuple” – un autre vers du trop méconnu Ahmed Azeggagh... Tes yeux bleus occupent mon esprit a reçu le prix Méditerranée-Maghreb décerné par l’ADELF, l’Association des écrivains de langue française. Ce prix sera officiellement remis à l’auteur le 15 mars 2008 au Sénat.