Bedouin Burger
C’est à Paris que le duo électro-moyen-oriental cultive sa créativité minimaliste. Bien plus que la blague potache suggérée par son nom, Bedouin Burger repose sur une convergence humaine et artistique au potentiel international élevé. Né de la rencontre entre la chanteuse syrienne Lynn Adib et le musicien-producteur artistique libanais Zeid Hamdan, réputé « pape de la musique underground au Moyen-Orient », Bedouin Burger invente un style original, mélange d’humour et d’émotion, de mélodies savantes et de rythmes dansants.
La voix de Lynn Adib, d’une précision impressionnante dans la justesse et l’expression, puise à la fois dans le fonds de la grande chanson arabe et dans le nuancier subtil du jazz. En une totale interaction, Zeid Hamdan déploie son savoir-faire de longue expérience sur les outils de son studio portatif, animé par un urgent souci de dépouillement. Tel un grand couturier, il habille son modèle des fulgurances musicales qu’elle lui inspire. La synergie créative de ce duo engendre une musique d’une grande fraîcheur, doublée d’une profondeur émotionnelle peu commune. Avec une majorité de musiques originales composées par l’une ou l’autre, le répertoire de Bedouin Burger, s’il reprend quelques morceaux traditionnels, met en valeur l’écriture de Lynn Adib, principalement en langue arabe.
Initié à Beyrouth à l’été 2018, lors de la rencontre fortuite entre Lynn et Zeid chez des amis communs musiciens, le projet Bedouin Burger produit ses premières expériences l’année suivante dans la capitale libanaise, où le confinement de 2020 le rend vital aux deux protagonistes. Dans le studio de Zeid, ils expérimentent leurs idées les plus folles en musique et en vidéo. Les deux morceaux qui en résultent portent la marque du style original Bedouin Burger. Celui-ci s’inscrit dans le sillage d’une démarche à la Rita Mitsouko, s’appuyant sur une grande maîtrise de la vocalisation arabe et un traitement électro minimaliste.
L’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 va décider du destin des deux musiciens. Zeid, dont l’appartement a été soufflé, se trouve en Turquie avec sa famille. Lynn est alors en France avec sa fille. Paris les réunira. Ils y trouvent l’appui des productions Hélico Music, qui décident d’accompagner le projet. Bedouin Burger franchit alors les étapes de la rencontre avec un public enthousiaste et d’une première consécration professionnelle. Lauréat du Prix des Musiques d’Ici 2021, le duo signe la même année avec l’éditeur pop Arabia, basé à Dubaï, associé au label américain Reservoir, lequel s’est donné pour mission de développer les artistes arabes du catalogue sur les marchés occidentaux.
De Damas à Paris
La chanteuse Lynn Adib, née à Damas en 1986, retrace pour nous les étapes de sa vie qui l’ont menée à s’installer à Paris il y a douze ans.
« Au début, mon parcours a traversé Paris par hasard, dit-elle. En Syrie, j’allais dans une école arabe, appartenant aux bonnes sœurs de Besançon, ce qui m’a permis d’avoir un bon niveau de français. Après mon premier séjour à Paris, j’y suis revenue et je me suis attachée à cette ville. Il n’y a pas beaucoup d’endroits au monde où les droits des artistes sont aussi développés qu’en France et j’ai un grand respect pour cela. Paris réserve une grande écoute aux musiques étrangères et je sens que ma musique y a une place. Je trouve aussi qu’on y est bien accueilli… L’Histoire a prouvé ce que la France a apporté aux gens venus d’ailleurs, notamment les artistes. Mais je suis aussi consciente des risques de dérive politique qui s’y exprime actuellement. J’espère avoir encore ma place ici dans quelques années. Mais je me prépare aussi à l’idée d’être en danger et de repartir un jour. J’ai ce luxe que d’autres n’ont pas, ce qui m’inquiète pour eux. Cela ne m’empêche pas d’être reconnaissante de ce qui nous a été offert jusqu’à aujourd’hui et de ce qu’on a pu développer dans ce pays. »
Élevée dans la capitale syrienne chère à son cœur, Lynn Adib, alors âgée d’une dizaine d’années, suit ses parents qui émigrent au Canada. Une expérience de courte durée : « Nous avons vécu deux ans à Calgary. Mais ma mère ne supportait pas la vie en Alberta, où il n’y avait quasiment pas de communauté du Moyen-Orient, contrairement au Québec. Elle se sentait trop isolée à l’étranger et nous sommes rentrés en Syrie, où j’ai continué à grandir… Un jour, à l’occasion d’une fête dans mon école au Canada, deux mois avant notre retour en Syrie, j’ai chanté l’hymne national canadien et j’ai joué de la flûte. Tout le monde s’est mis à pleurer, on venait me voir : “Comment, toi, tu chantes et tu joues ? C’est impressionnant !” Je m’étais adaptée à l’endroit où je vivais. Mais je n’ai pas développé de goûts musicaux à l’époque : j’étais trop jeune. »
« Petite, devant le miroir, je faisais déjà semblant de chanter. J’en rêvais, mais l’univers de mes proches n’était pas un terrain de développement artistique. En même temps, on m’a laissé faire ce que je voulais. Mes parents ne m’ont jamais obligée à faire les études que j’ai choisies. Ils ont été très généreux à leur manière. Ils ne connaissaient pas le monde de la musique, et ils m’ont permis de quitter la Syrie, d’aller faire des études ailleurs. Ils m’ont donné la liberté dont j’avais besoin… On n’écoutait pas tellement de musique dans ma famille, plutôt la radio et la télévision. Tous les matins c’était Radio Monte-Carlo version arabe, qui diffusait beaucoup de Fairouz. Moi, j’écoutais George Wassouf, un chanteur syrien très populaire dans les années 1990-2000. Bien sûr aussi les grandes voix arabes : Oum Kalthoum, Asmahan… Mais j’ai eu un blocage avec leur musique, parce qu’elle était trop difficile pour moi. On écoutait de la musique classique. Mon frère aimait beaucoup le R&B. J’ai développé mes goûts par la suite. »
Lynn Adib a toujours su mener de front ses études avec son activité musicale. « J’étais très bonne à l’école, tout en étant très impliquée dans la musique : je chantais dans la chorale de Notre-Dame de Damas et je pratiquais la flûte traversière. En fait, j’avais des rêves artistiques que je n’osais pas partager avec mes parents, parce qu’ils auraient mal accepté d’envisager une voie artistique professionnelle. Par contre, ils sont très mélomanes, ont tous deux de belles voix, et c’est un peu grâce à eux que je fais de la musique, même s’ils ne le savent pas. »
Musique byzantine et chaâbi
« Au début, mon approche de la musique était très spirituelle. Aujourd’hui, même si je sais que le business est essentiel dans la vie d’un musicien, j’ai du mal à comprendre les choses dans ce domaine. J’apprécie la force spirituelle de la musique byzantine, à la fois simple et complexe, avec ses degrés de profondeur qui m’élèvent vraiment. Toutes les sortes de chants polyphoniques, qu’ils soient corses ou bulgares, me font cet effet. Il y a quelque chose d’assez mystique dans le chant byzantin, une grande fantaisie aussi qui peut toucher au délire et faire rêver. »
« Dans notre chorale, nous chantions les chants byzantins en arabe, alors que les langues officielles de ces chants sont plutôt le grec, le slavon – la langue liturgique des Slaves orthodoxes – et le russe. Je pense que la musique byzantine a été adaptée en Syrie, avec une musicalité même un peu plus orientale. Certains morceaux byzantins se chantent avec les mêmes paroles mais avec des mélodies différentes. Par exemple, la Grande Doxologie – prière récitée dans plusieurs offices du rite byzantin – est chantée en Orient différemment qu’en Grèce. S’il y a une grande proximité entre les interprétations, la musique byzantine du monde arabe s’approche plutôt de la musicalité arabe, même s’il est clair que les communautés qui pratiquent le chant byzantin font partie de l’église orthodoxe. Les maqams avec leurs quarts de tons existent dans la musique byzantine et il y a une base commune dans les chœurs d’hommes qui accompagnent la mélodie des morceaux.»
« Il y a aussi une musique très spécifique à la Syrie qui m’a beaucoup influencée. C’est cette musique chaâbi que j’essaye d’intégrer dans le projet Bedouin Burger. Une musique populaire, une musique de rue, qui est très souvent jouée dans les mariages, notamment dans les villages où nous allions passer nos vacances d’été. En présence de cette musique, j’avais l’impression d’être dans ma famille. C’est un peu comme la musique des Roms. Elle est jouée par des troupes de musiciens itinérants qui allaient de mariage en mariage. Cette musique chaâbi très puissante m’a beaucoup influencée, plus que les grandes voix arabes comme Oum Kalthoum. »
Du rock au jazz
« Après mon baccalauréat, j’ai entrepris des études de pharmacie à Damas. Parallèlement, j’ai beaucoup joué avec des groupes locaux de rock et autres musiques populaires. J’écoutais beaucoup de musique étrangère : rock, hip-hop, heavy metal, etc. Mais ce n’est que récemment que je me suis intéressée à la musique française. Je pense qu’il est temps pour moi d’accepter ses réalités et d’en saisir les bons côtés. »
« Quand j’avais 19 ans, j’ai intégré un big band de jazz fondé par Hannibal Saad, qui a fait venir Amadeus Dunkel. Ces deux musiciens m’ont fait découvrir cette musique de jazz avec laquelle j’ai senti une forte connexion. J’ai alors voulu aller me former dans la célèbre école américaine Berklee College of Music de Boston. Mais, avant d’y tenter l’inscription, j’ai choisi de faire une année en France à l’American School of Modern Music de Paris, qui est en relation avec Berklee. J’étais amoureuse d’un Parisien, ce qui a orienté ma décision… Après cette première année d’études musicales à Paris, la guerre a commencé en Syrie. Je me suis alors inscrite au Conservatoire du 17e arrondissement et puis j’ai auditionné au Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris pour un cursus de jazz – c’était mon rêve.»
« Pour mon audition, j’ai choisi une version arabe de “Misty” – le standard d’Eroll Garner. C’était une suggestion de mon professeur au conservatoire, qui m’a beaucoup aidé à vaincre mon appréhension, car je n’aurais pas osé sans ses encouragements. Le jury a compris la direction que je voulais prendre et a accepté ma candidature, parce qu’il recherche des musiciens qui ont leur projet propre. Ce que j’aime beaucoup dans le jazz, c’est l’improvisation. Et j’amène aussi cet aspect dans le duo Bedoin Burger.»
« Pendant les deux ans que j’ai passés au CRR, j’ai développé un vocabulaire de jazz, une musique qui me tient vraiment à cœur et qui demeure au centre de mon projet personnel, en dehors de Bedouin Burger. J’ai écouté beaucoup de jazz et de free-jazz durant ces années de conservatoire. J’ai beaucoup appris grâce à l’écoute de disques qui fait partie de l’enseignement. Je découvre encore. J’aime beaucoup Charlie Parker et le be-bop en général. J’ai commencé avec des chanteuses très classiques, la première étant Ella Fitzgerald. J’aime Billy Holiday, avec son approche très libre de la mélodie, qu’elle modifie souvent. J’aime aussi Helen Merrill, Shirley Horn, Sarah Vaughan ou Carmen McRae. »
Une tragédie familiale
Autour de la trentaine, Lynn Adib, qui s’est mariée et a donné naissance à une fille, est confrontée à une douloureuse épreuve dans sa vie privée. « En 2017, mon mari, Nicolas, est décédé d’un cancer. Il était très jeune. Pendant les trois ans de souffrance qui ont précédé, je m’étais préparée à cette issue fatale. C’est là que la musique s’est imposée comme une nécessité dans ma vie. J’avais toujours hésité entre devenir musicienne et rester pharmacienne, et à ce moment de ma vie, il était clair que la musique était la chose la plus importante. Nicolas est devenu ma première source d’inspiration. À travers lui, j’ai abordé le rapport avec la mort, le caractère éphémère de la vie. Aujourd’hui, j’aspire à sortir un peu de la mélancolie liée à cet événement, trouver un peu de joie dans mon inspiration. »
« L’année suivant la disparition de Nicolas, j’ai quitté la France pour aller vivre un an en Syrie. J’avais besoin de me reconnecter avec les pierres, la terre, les cafés, les gens du pays où j’ai grandi, de retrouver mes parents. J’étais repartie dans l’idée de rester en Syrie. Mais faire de la musique en Syrie n’était pas évident dans l’ambiance d’après guerre. Le Liban est beaucoup plus ouvert. Je suis donc allée à Beyrouth, où j’ai vécu un an. C’est là que j’ai rencontré Zeid Hamdan. Dès le lendemain de notre rencontre, nous avons commencé à jouer ensemble et nous sommes devenus très amis. Cette amitié m’a beaucoup aidée. »
Bedouin Burger
« Le projet qui est devenu Bedouin Burger a commencé presque comme une blague, en nous amusant et en improvisant. Le confinement aussi nous a aidés : on n’avait rien d’autre à faire qu’à tenter ce qui nous passait par la tête. Mon parcours avec Zeid, c’est comme si l’univers nous avait dessiné le chemin : viens faisons ça, partons pour Paris… »
« Au Liban, l’année 2019 a été la plus dure depuis longtemps. La situation a atteint son pire moment avec l’explosion du port en août 2020. À ce moment, j’étais en vacances en France et Zeid en Turquie avec sa famille. Comme sa maison a été démolie par l’explosion, il a décidé de venir en France, sans rien. Et comme j’y étais déjà, j’ai décidé de rester en France. Les circonstances nous ont ainsi aidés à poursuivre le travail de composition et d’enregistrement que nous avions commencé à Beyrouth. Faire cette musique ensemble était pour nous comme un besoin, une nécessité de communiquer entre nous et avec les autres.»
« Les arrangements de Zeid sur ses compositions et sur les miennes ont un côté assez minimaliste. Notre méthode de travail est assez simple. Pour vous donner l’exemple d’un morceau : j’ai commencé par enregistrer a cappella une chanson, dont les paroles et la mélodie sont en relation avec la mort de mon mari. Zeid s’est mis à produire des arrangements derrière. En Syrie, la relation à la mort passe aussi par la fête. On célèbre la mort, notamment quand elle frappe une personne jeune. On prend le cercueil et on le fait danser. J’ai donc écrit “Taht el ward”, une chanson de danse autour de la mort, dont le titre traduit signifie “En dessous des roses”.»
« C’est la première chanson que nous avons créée ensemble. Son rythme original est assez bizarre et Zeid a construit dessus une production assez géniale, qui nous a fait danser dans le studio. Nous étions tellement emballés que nous avons posté la chanson sur les réseaux sociaux. Pour d’autres chansons, Zeid apporte des parties de guitare sur lesquelles je compose et j’ajoute des paroles. Le plus souvent, j’écris la mélodie. Et il y a aussi des morceaux purement instrumentaux composés par Zeid. Nous avons également enregistré quelques reprises de grands classiques de la chanson arabe. »