Article de dossier/point sur

Introduction

directeur du Musée national de l'histoire de l'immigration

Ce dossier accompagne l’exposition Paris et nulle part ailleurs (1945-1972). L’ampleur du sujet rendait illusoire une volonté de couvrir toutes les dimensions, aussi bien artistiques que thématiques. Le catalogue de l’exposition réunit des textes, sous la direction du commissaire de l’exposition Jean-Paul Ameline, sur la venue d’étrangers à Paris, les circulations internationales, les lieux de sociabilité, et présente les principaux éléments du parcours (textes de salle, chronologie, biographies). En écho, ce dossier d’Hommes & Migrations ouvre sur des domaines et des pistes complémentaires. Il aborde la catégorie socioprofessionnelle d’« artiste » immigré, plus que l’expression artistique. La recherche en histoire de l’art s’intéresse depuis longtemps aux liens entre migration et création, le cosmopolitisme parisien est un thème d’exposition devenu classique. Le Centre Pompidou a établi sa réputation sur la série d’expositions Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou. Enfin, sur un même sujet, l’exposition de Serge Guilbaut Paris pese a todos choisit un autre axe, chronologique. Aujourd’hui encore, la fondation Giacometti accompagne des recherches sur ce thème à travers L’École des modernités, l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) a comme domaine de recherche « histoire de l’art mondialisée », et un programme « Collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France 1700-1939 ». D’autres arts comme le jazz, la littérature, le cinéma, le théâtre et la danse sont ici étudiés, enjeux souvent similaires d’une forme de création à l’autre.

Articles de fond, synthèse de recherche, textes de référence, entretiens, diverses formes sont ici présentes. L’approche par nationalité est, au moins depuis les années 1980, très répandue, aussi bien chez les universitaires que comme sujet d’exposition (voir les bibliographies du catalogue et des articles de ce numéro), parlant d’artistes qui se retrouvent volontiers autour de leur patrie et de leur langue d’origine. Les recherches récentes ont une approche davantage multinationale. Un intérêt grandissant est porté aux migrations liées à la colonisation. L’approche biographique connaît un renouveau, contribuant à l’interprétation des œuvres : ce n’est plus tant tel ou tel événement de la vie d’un artiste qui permet d’expliquer le travail, que son rapport à sa culture d’origine, ses échanges dans le pays d’arrivée. Certains auteurs s’attachent à quelques années d’une vie, d’une revue oubliée, tandis que d’autres optent pour le temps long. La petite histoire donne son relief à la grande, et cela permet de nuancer des affirmations bien établies, sur la primauté de New York, l’hospitalité parisienne, l’absence de destinations concurrentes, par exemple. Les historiens sont ici mêlés avec les historiens de l’art, certains publiant leur premier texte, tandis que d’autres sont des auteurs de référence.

Distinguer les raisons du départ

Quelles lignes de forces dégager de ces textes ? Les raisons du départ sont souvent multiples. La première motivation est artistique : on vient pour Paris, là où l’art d’avant-garde s’élabore. C’est une tradition, comme le montre Elisa Capdevila pour les artistes américains, qu’on imaginerait pourtant tentés de rester au pays pour prendre part à l’effervescence artistique de l’École de New York notamment. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’abstraction, celle de Mondrian, de Kandinsky, mais aussi l’abstraction lyrique de la seconde École de Paris, constitue un phare pour les artistes latino-américains étudiés par Roxane Ilyas. Le passage à Paris permet d’obtenir une reconnaissance internationale.

Mais la dimension politique est déterminante. L’arrivée au pouvoir de gouvernements dictatoriaux, que ce soit en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Espagne, poussent au départ. Aline Angoustures pointe dans le dossier de demande d’asile de l’artiste hongroise Suzanne Murh le mélange des motivations politiques et artistiques. Une fois en France, certains migrants, bien plus facilement expulsables en tant qu’étrangers, font preuve de prudence politique, et hésitent à se positionner sur des questions qui ne sont pas les leurs à l’origine. À l’inverse, d’autres trouvent à Paris un terrain propice à leurs engagements politiques, que ce soient les mouvements décoloniaux ou l’Internationale situationniste.

Un faisceau de raisons propre à chaque artiste motive son départ, ce que montrent les « parcours singuliers » de ce dossier. Les artistes ont souvent une situation sociale ou familiale privilégiée, ne viennent pas chercher un travail manquant au pays. Le réseau artistique joue à plein. On vient invité ou appelé par d’autres artistes compatriotes : ceux-ci venus en éclaireurs servent de guides à de nouveaux arrivants, constituent un écosystème d’accueil. On note la forte hospitalité artistique : Xenakis est rapidement embauché par Le Corbusier, l’Internationale situationniste associe au mouvement deux Algériens, Mohamed Dahou et Abdelhafid Khatib, un Tunisien, Mustapha Khayati, et un Hongrois, Attila Kotányi, Michel Leiris aide Roland Dorcély. Les gouvernements jouent aussi un rôle fondamental, incitatif ou bloquant : barrières érigées dans les dictatures pour l’innovation picturale, bourses en Amérique du Nord et en Amérique latine. Les relations avec les anciennes colonies, qu’on pourrait imaginer facilitées, notamment par la citoyenneté et la langue, sont en réalité très limitées : l’État français n’encourage pas la venue en métropole d’artistes susceptibles de développer un art original et de se nourrir des penseurs indépendantistes. La mise en parallèle du parcours de deux Haïtiens, Hervé Télémaque et Roland Dorcély, tous deux bien accueillis mais connaissant des succès opposés, montre que le hasard, les trajectoires peuvent avoir un même point de départ et profondément diverger. La greffe prend lorsque les artistes se mêlent à la scène locale. Que ce soient Télémaque, Xenakis, les jazzmen américains, c’est leur intégration dans des groupes d’artistes et des circuits de diffusion français (galerie, revues) qui lance leur carrière en France.

Les singularités de Paris

Difficile de faire une typologie des circulations. Si une partie des artistes s’installe à Paris, critère retenu pour Paris et nulle part ailleurs (1945-1972), d’autres n’y vivent qu’un temps, quelques mois ou quelques années ; naviguent, repartent vers New York, l’Italie, ou parfois dans leur pays natal, dans des circulations irrégulières mais fréquentes. Paris est l’une des étoiles, la plus identifiée, mais parmi d’autres, d’une constellation de capitales artistiques. S’installer à Paris était à la fois plus difficile (moyens de transport longue distance coûteux, frontières comparées à des « murs ») et plus facile qu’aujourd’hui, compte tenu du peu de restrictions migratoires, de la possibilité de vivre avec de faibles revenus et des lieux nombreux de sociabilité. On ne peut qu’être étonné par les chemins de Iannis Xenakis, Wifredo Lam ou André Hossein.

Le contexte parisien est identifié par la plupart des artistes comme à la fois démocratique et central artistiquement. Paris est une ville de patrimoine (le Louvre), d’activité artistique (galeries, salons, revues), où l’on peut également (espérer) croiser ceux qui font l’art (Picasso, Breton) et la pensée (Sartre) modernes,avec une concentration fascinante dans les quartiers de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés. Les lieux de sociabilité sont réels, et, bien plus qu’aujourd’hui, il était nécessaire de se déplacer, d’être physiquement là, au cœur de la création. L’effervescence intellectuelle et artistique dont l’histoire officielle n’a finalement retenu que la partie émergée constitue le ressort de ces textes. Des revues, comme Los Disidentes, Two Cities, Paris Review s’adressaient à une communauté en particulier, tout en développant une approche cosmopolite, de même que de nombreux salons. On aurait aimé donner à ressentir à travers ce dossier la vibration de ces années parisiennes par l’accumulation des articles, des points de vue, écouter les discussions de café, sentir l’odeur des ateliers, entendre la bande-son jazz de l’époque. Mais on s’aperçoit que toutes ces aventures, ces microcosmes, se croisaient finalement peu.

On peut établir des degrés de notoriété parmi les artistes : génies célèbres internationalement (Picasso, Vasarely, Kandinsky et Mondrian avant eux), grands artistes (ceux de l’exposition Paris et nulle part ailleurs (1945-1972), mais aussi une bonne partie des Nouveaux réalistes, de l’abstraction lyrique, informelle, des surréalistes), artistes que l’on réinscrit depuis peu à leur place dans l’histoire de l’art (Sheila Hicks, Ernest Mancoba, Mohammed Khadda), et ceux, innombrables, qui ont œuvré et vécu à Paris et demeurent en partie oubliés depuis (Suzanne Muhr). Il est fascinant de (re)découvrir les artistes venus de tel ou tel pays, qui ont constitué une communauté artistique peu retenue dans l’histoire de l’art française, mais qui sont parfois essentiels dans les histoires des pays d’origine : des artistes turcs présentés par Clotilde Scortia sont aujourd’hui célébrés en Turquie, sans avoir fait l’objet d’une reconnaissance particulière en France. De même, les revues remplissent un triple rôle de diffusion de l’information, de lien social et de support de débat et de réflexion. Celles étudiées par Maurice Fréchuret et Rachel Stella sont résolument cosmopolites.

Relativiser le poids de l’identité

Ces textes permettent aussi de relativiser la notion d’identité, peu mentionnée par les acteurs de cette période. S’il est évident que la culture d’origine imprègne les œuvres, celle-ci est surtout un point de départ, plus qu’une identité exclusive. Comme le dit Télémaque, « on se sent tout de suite avant tout Parisien », au-delà de son origine, haïtienne ou autre. Cette origine est parfois une construction mentale plus qu’une réalité. André Hossein compose une musique « iranienne », sans avoir jamais vécu dans ce pays. Xenakis dit être né trop tard, et se référer davantage à la culture de l’Antiquité grecque qu’à celle de son époque. Certains artistes prennent des distances avec leurs traditions culturelles, afin d’éviter d’être orientalisés comme Zao Wou Ki, ou exotisés, comme Mohammed Khadda qu’analyse Serge Guilbaut. Maureen Murphy montre comment les artistes des colonies devaient lutter contre « l’injonction primitiviste » et s’affranchir de l’artisanat dans lequel ils étaient cantonnés, avec des propositions à la fois modernes et en dialogue avec des esthétiques traditionnelles. La plupart des artistes ont œuvré à s’affranchir des régionalismes, quitte à y revenir plus tard : Zao Wou Ki, Hervé Télémaque, Antonio Segui renvoient à la Chine, à Haïti, à l’Argentine, après avoir vécu plusieurs décennies à Paris. Les troupes de théâtre suivies par Nicolas Treiber, comme les Grands Ballets d’Afrique noire, passent d’une défiance vis-à-vis de la folklorisation qui marque leur réception dans les années 1970, au « tout Afrique » des années 1980.

Le racisme est souvent présent. Si les artistes américains soulignent la dureté du racisme et de la ségrégation aux États-Unis, comparée à un rejet moins affirmé en France, ils n’en soulignent pas moins l’importance de cette réalité. Les milieux artistiques font preuve d’une hospitalité sans réserve, mais font souvent de l’origine un trait inhérent à l’œuvre. Comme le décrit Wilfredo Lam : « Ici, je me sens comme postiche, comme un homme exotique, comme une sculpture noire ou océanienne du Pacifique […] qui en étant transplantée ici devient un produit stérile, une curiosité de musée. » Les jazzmen américains sont accueillis comme des vedettes. Mais si Télémaque est rapidement intégré à la scène française, Dorcély se voit refuser l’accès aux galeries.

Il ressort des articles de ce numéro de la revue la possibilité de bien travailler à Paris, mais sans que cela ne soit accompagné de reconnaissance officielle. Pour reprendre l’expression de Julien Alvard cité par Maureen Murphy, Paris était-elle une ville « ouverte jusqu’à l’indifférence » ? Les jazzmen américains suivis par Ludovic Tournes trouvent en France un univers accueillant, mêlant revues, lieux, publics, mais cette musique s’adresse à un public restreint de connaisseurs. La reconnaissance officielle n’arrive souvent que plus tard, et plus fortement dans les pays d’origine qu’elle n’a lieu en France. Il n’est que de voir la rétrospective majeure de Joan Mitchell organisée par les musées américains, ou la cote stratosphérique atteinte par Zao Wou Ki, portée par des collectionneurs chinois. D’autres sont encore en attente de réévaluation, comme le révèlent les péripéties de la collection de l’Association pour la défense et l’illustration des arts d’Afrique et d’Océanie, ou la disparition passée inaperçue de Roland Dorcély.

Souhaitons que ces articles sur des revues, des troupes, des artistes qui n’étaient pas mainstream donneront à voir cette période, participeront à leur reconsidération, contribuant à la réflexion et à l’ouverture de nouveaux terrains de recherche.