L’Arbre ou la Maison
Azouz Begag, Paris, Julliard, 2021, 304 p., 19 €.
Les romans de cette génération d’écrivains français, tout juste sortis des valises de l’immigration, sont comme des albums de famille, des instantanés d’histoires individuelle – et collective – saisis sur plus de quarante ans, des histoires racontées avant que tout ne disparaisse dans la nuit de l’oubli, avant que les – rares – traces laissées par les aînés et pionniers ne soit effacées par l’indifférence et parfois le mépris des contemporains et les heureuses bâtardises des nouvelles générations. Il y a là comme un ultime rappel, un hommage aux hommes et femmes de la génération des parents, à leurs grandeurs et leurs faiblesses, leurs ombres et leurs lumières. Telle est la mission de la génération d‘après. L’écrivain, devenu archéologue, époussette les derniers vestiges, l es rares empreintes des parents. Hommage au père, à une « vie pleine de bosses. […] Chapelet d’épreuves et de douleurs à égrener en serrant les dents ». L’exil est bien et aussi ce qu’en dit A. Wamara. Hommage surtout à la mère, figure d’une génération sacrifiée, invisible prolétaire du prolétaire, mise aussi en lumière par le cinéaste Lyèce Boukhitine ou la romancière Faïza Guène. Ici, la mère a commencé à travailler à 6 ans, le patriarcat des indigènes et l’apartheid des colons ont interdit à l’enfant d’aller à l’école, puis, aux violences de l’exil se sont ajoutées les violences conjugales ! Mima ou le portrait d’une « héroïne ».
Après la visite des villages où tout a commencé vient celle du cimetière où tout s’est refermé. Restent une maison et un arbre. La maison du bled, mirage de l’exilé et l’arbre planté pour grandir « au pays » ! Les racines menacent la bâtisse. Le réel secoue le rêve. Et, peut-être, le bled lui-même ou du moins son idée.
Azouz Begag ramasse ici bien des thèmes – et préoccupations – des hommes et des femmes de sa génération, cette fois. Il brosse une sorte de bilan d’étape. Il est des âges où il faut faire le deuil de bien des illusions et désirs, avoir la sagesse de taire quelques échecs et le courage d’en reconnaître d’autres. Il faut solder les comptes pour avancer sur les derniers lacets de la route, s’alléger et soulager le poids des générations à venir qui, elles, de toute façon, avancent. Azouz Begag écrit un livre bilan, un livre émancipateur, ouvert sur de nouvelles aubes, car la vie continue.
Que cela est sérieux ! Heureusement Begag reste Begag : le ton est léger malgré les tensions, les ombres et les émotions qui traversent le récit. Le texte, l’un des meilleurs de l’auteur du Gône du Chaaba, « traboule » entre classicisme, dialogues, jeux de mots (on ne se refait pas), humour, drame et amour. Le constat est dressé sans animosité, mieux, avec tendresse pour les siens, pour un pays et ses habitants.
Deux frères, « l'aîné » et « l’aimé », s’en reviennent à Sétif pour régler cette question de la maison colonisée par une armée de chats récalcitrants, squattée par des locataires mauvais payeurs et menacée par les racines d’un arbre par le père planté. Sans oublier, pour Azouz, le cadet narrateur, retrouver Ryme, l’amour algérienne, son fantasme ombilical. Samy, l'aîné est impayable ! Bougon, râleur, direct dans ce « pays de fous » où il vaut mieux prendre des pincettes, sans illusion, sans romantisme ni nostalgie, un lâcher prise existentiel à fleur de peau qui ouvre sur des répartis impayables, que ce soit avec le chauffeur de taxi, avec Eddy le locataire, ou avec Ryme, qui finira par dompter l’agressif, le malotru, le suspicieux ou tout simplement le superstitieux qui veut se protéger du malheur. Le malheur ? Celui qui, au nom de Dieu, a frappé Ryme et décimé sa famille. Ces deux-là sont les clefs de voûte du roman, le frère aîné et l’algérienne aimée : l’armure d’un écorché, la force d’une miraculée.
Sétif a changé. Les frangins ne croisent plus de visages connus, ne reconnaissent plus les rues où un anglais de bazar et mercantile remplace le français, la drogue frappe une jeunesse désœuvrée et désorientée, « la césure sociale » y est « cuisante ». Le pays est sous tension, la violence éclate pour deux malheureuses gouttes d’eau et une partie de la jeunesse risque sa vie en Méditerranée. Dieu déborde : « Dieu, leur unique phare. Plus le pouvoir politique continuerait à les maintenir dans les ténèbres des mensonges, plus ils se réfugieraient sous Ses lumières. »
Dans le même temps, à l’image des animateurs de l’association Les Amis de Mouloudji, d’autres jeunes se battent : « Cinquante années de pillage de leur pays, de corruption et dix ans de guerre civile effroyable n’avaient pas altéré leur joie de vivre. En permanence, ils inventaient des projets pour garder un pied dans l’avenir. » L’avenir serait-il dans « Lirac », le mouvement populaire de février 2019 ? Pas sûr, tout peut « basculer dans le chaos ou dans l’espoir… » et les islamistes veillent. Amnistiés puis subventionnés par le pouvoir, ils parlent fort, jouent les gros bras, menacent, coudoient sans vergogne leurs victimes d’hier.
Azouz participe à la manifestation du vendredi, avec ses peurs et ses doutes identitaires. Aidé par le sentiment d’inscrire ses pas dans les traces des parents, il est d’abord porté par l'enthousiasme populaire, mais vite rattrapé, comme débusqué : « Elle revenait, la bête. Elle n’était jamais loin ». La bête ? Ce sont les complexés de la coloniale. Ici, elle a les traits d’un islamiste agressif qui accuse le « bi » d’être un étranger, d’être à la solde de la France ! Qui le tirera des griffes du tartuffe ? « Une femme survoltée [qui] avait revêtu une robe berbère subversive. » Ryme ! Bien sûr. « C’est elle qui m’enlevait. Quand elle le désirait. Pas l’inverse. »
Cette scène, forte et symbolique, résume les liens à construire, les lignes de fractures entre l’Algérie et ses rejetons français : « Samy et moi encaissions. Les deux rives de la Méditerranée nous avaient pris en sandwich. Nous étions des harragas identitaires soumis aux marées. Là-bas, “les bicots au four” ! ici,“ les bi au grille-pain” » !
N’est-il pas temps d’apaiser les relations semble dire l’auteur, de régler les non-dits, les frustrations, de s’accepter entièrement pour bâtir d’autres lendemains. Ce livre est celui de l’émancipation, d’une femme et d’un pays, d’un homme et d’une génération. Et ces mots murmurés par Ryme : « N’aie pas peur de l’amour. »