Les pleureuses et les devins
Sur les relents de l’extrême droite, Jean Marie Le Pen lance en 1972 le Front national, recyclage de vichystes et autres négationnistes, anciens de l’OAS et nostalgiques de l’Algérie française. La nouvelle vitrine de l’extrême droite va grenouiller, des décennies durant, à la marge de la respectabilité politique tout en inoculant ses vues et ses chimères dans la classe politique et médiatique, prenant en otage le débat national et détournant même le pays des véritables questions. Depuis, le FN, rebaptisé RN (Rassemblement national), caracole dans le peloton de tête électoral… au point de faire une entrée fracassante dans l’Assemblée nationale sortie des urnes en juin 2022, urnes à moitié pleines - ou vides, c’est selon.
C’est ce qu’a rappelé Ségolène Royal sur l’antenne de LCI le 12 juillet dernier en prenant soin de bien distinguer : « l’histoire de ce parti qui a été créé par des gens fascinés par les nazis et qui ont justifié la torture en Algérie et les électeurs d’aujourd’hui qui n’ont rien de fascistes » : « si on oublie l’histoire de la France, à un moment tout s’écroule, quand il n’y a plus de repères, tout s’écroule » a-t-elle prévenu, ajoutant même, « faire des compromis avec le RN est immoral ».
Place aux jeunes et aux valises du futur
Privilège de l’âge et décadence des temps, à 79 ans, José Gonzalez, membre du FN depuis 1978, doyen de la représentation nationale, a inauguré le 18 juin la 16e législature en évoquant… la nostalgie de l’Algérie française. Selon le quotidien Le Monde (29 juin) le discours aurait été relu par Marine Le Pen soi-même. M. Gonzalez, non content de verser une larme sur l’Algérie de papa, sera applaudi par des députés pas tous affiliés au RN. « Une majorité de députés l’applaudissent en signe d’encouragement » rapporte Le Monde.
« Un peu plus tard, devant la presse, le pied-noir assure, au sujet des crimes commis par l’armée française en Algérie : “Crimes de l’armée française, je ne pense pas, crimes contre l’humanité encore moins. Si je vous emmène avec moi en Algérie, dans le djebel, beaucoup d’Algériens qui n’ont jamais connu la France disent “quand est-ce que vous revenez ?" Avant de conclure “ne pas savoir ou presque pas ce qu’est l’OAS”, l’Organisation de l’Armée secrète, responsable de plus de 2 200 morts en Algérie et de 70 morts en France » (L’Obs du 29 juin). Pour cette sortie d’un autre âge, M. Gonzalez a reçu les félicitations de Jean-Marie Le Pen qui devrait le décorer de « la flamme d’or, le plus haut titre honorifique du parti lepéniste, tout près de son écharpe tricolore » (L’Obs, 29 juin). Privilège de l’âge et…
Mais voilà, le temps est irréversible et la vie ne manque pas d’imagination pour se perpétuer, de sorte que les nostalgériques de tous poils peuvent se contorsionner ad libitum et sangloter à tirelarigot, le temps file et les nouvelles générations fraient de nouvelles voies (voix) entre le présent et le passé, entre les mémoires et l’Histoire, entre les débats d’hier et les urgences du jour. À force de parler de mémoires douloureuses, voir conflictuelles, on en oublierait que tous les jours, depuis plus de 60 ans au moins, Français et Algériens partagent aussi une histoire et une communauté de destin, si ce n’est heureuses à tout le moins complices. Ainsi et au hasard, il faut relire Les Chemins qui montent le roman de Mouloud Feraoun paru en 1957, ou en 1967, Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli, porté à l’écran en 1969, voir aussi la mixité des couples jusqu’à Ferhat Abbas ou Messali Hadj, sans oublier la ribambelle des unions anonymes et glorieuses incarnées entre autres par Tassadit Imache, Daniel Prévost, Mélanie Gazsi et autre Nina Bouraoui. Si cela ne traduisait pas une réalité statistique et sociologique encore frileuse, tout cela indiquait déjà une dynamique : « la nature ne se presse pas, et pourtant tout est accompli » enseigne Lao Tseu. Comme l’écrit Achille Mbembe dans le rapport, remis en octobre 2021 à la présidence, pour la création d’une Maison des mondes africains : « Marquée au fer d’innombrables contradictions, la relation entre l’Afrique et la France est potentiellement générative et, dans tous les cas, beaucoup plus complexe que ne l’ont fait croire maints sceptiques, surtout si on la considère non du point de vue de la politique de la puissance et des intérêts, mais des trajectoires interindividuelles, familiales et professionnelles, c’est-à-dire dans sa densité humaine. »
Cette « densité humaine », quelque trois générations après la fin de la guerre d’Algérie, est autrement riche et importante : pour celles et ceux qui portent les valises du futur, les questions se posent différemment ; radicalement. C’est ce que montre l’importante contribution de Paul-Max Morin au débat public et au savoir, à rebours des déclarations de M. Gonzalez – qui doit pourtant avoir l’Algérie française matin, midi et soir à sa table (mais peut-être pas les bons historiens). M. Gonzalez qui, non content de régurgiter un révisionnisme idiot, empêche, ou plus exactement freine, petits-enfants et arrière-petits-enfants dans leur marche commune pour faire reculer les parts d’ombre. Alors même que ces nouvelles générations aspirent à la paix, à la connaissance historique pour entrer pleinement dans les missions, autrement décisives pour leur avenir et celui de l’humanité, que leurs aînés leur ont fourguées – ici aussi. Tel est le résultat des travaux de Paul-Max Morin qui souligne que les jeunes « ont en commun d’autres défis comme l’environnement, la culture, la musique, etc. Il s’agit maintenant de mieux se connaître, de se découvrir sur un pied d’égalité et dans une curiosité mutuelle ».
C’est ce que rappelle, dans un entretien donné le 19 mars au quotidien algérien L’Expression, ce jeune historien, auteur de Les jeunes et la guerre d’Algérie. Une nouvelle génération face à son histoire (PUF, 2022), longue enquête menée auprès de 3 000 jeunes âgés de 18 à 25 ans. « La démographie parle d’elle-même : 39 % des Français de 18 à 25 ans déclarent aujourd’hui avoir au moins un membre de leur famille affecté par cette histoire. »
Il montre que « ces jeunes, indépendamment de leurs histoires familiales, partagent une vision au final assez consensuelle du passé colonial : ils portent un regard critique sur la colonisation, légitiment l’indépendance de l’Algérie et expriment une bienveillance envers les différents acteurs du conflit ». Si leur « jugement sur le passé est davantage déterminé par l’orientation politique » au point que « jeunes de gauche, de droite ou d’extrême droite peuvent avoir des visions opposées de cette histoire », tous, refusent les instrumentalisations de l’Histoire et des mémoires par les politiques : « Ils veulent qu’on leur raconte l’Histoire. Leur exigence de vérité est une exigence démocratique. »
Ainsi, « il n’y a pas en France de transmission des haines dans les générations. Il n’y a pas de guerre de mémoire et encore moins de guerre civile » et ce grâce à la « résilience et la reconstruction en France » des familles, grâce à « l’école et la culture populaire française » qui ont permis la construction d’« un consensus dans notre rapport au passé et accompagner le passage des mémoires à l’Histoire. […] Le conflit mémoriel n’est que l’apanage de l’extrême droite et des acharnés de l’identité ». Nous y revoilà ! L’extrême droite biberonne, elle, encore, à l’idéologie coloniale, « notamment dans le refus de remettre en cause les discours sur les bienfaits de la colonisation, dans la stigmatisation des immigrés et de leurs enfants, dans l’articulation d’un désir de revanche et de violence et dans l’adoption d’une posture victimaire, d’une mentalité d’assiégés dont Éric Zemmour est l’incarnation. Cela est le fait d’une minorité, notamment dans la jeunesse, mais qui profite d’une forte résonance dans l’espace public ».
Comme l’écrivait Michelet dans son Journal en date du 30 janvier 1842 : « Ce n’est pas une urne et des larmes que vous demandent ces morts... Ce n’est pas... une pleureuse qu’il leur faut, c’est un devin. »
Et le RN, fort désormais de 89 députés, va continuer à donner le ton, et enfoncer le clou. Rien de bon a priori pour affronter les urgences du moment quand le programme des nouveaux élus fait de l’immigration la cause de tous les malheurs de la France, la clef qui, à défaut d’accéder au paradis, ouvre les portes de la victoire électorale. Exit la réalité des chiffres, les subtilités du terrain, les complexités de la « densité humaine », l’entremêlement des histoires et de l’Histoire, l’immigré devient le bouc émissaire idéal (René Girard publiait La Violence et le Sacré en 1972) : l’insécurité : l’immigré ! la délinquance : l’immigré ! les prisons : l’immigré ! les déficits des comptes sociaux : l’immigré ! le chômage et la crise économique : l’immigré ! l’islamisme : l’immigré ! le terrorisme : l’immigré ! le sexisme : l’immigré ! l’insécurité culturelle : l’immigré ! le grand remplacement : l’immigré…
Et quand ce n’est pas la figure de l’immigré, du réfugié ou du sans-papiers, ce sont ses rejetons ! Ces Français, depuis plusieurs générations, sont vite convoqués au tribunal des origines contrôlées. Et pas seulement le jeunot mal acculturé et désorienté, hors sol et mal replanté, des cités et des banlieues mais, pourquoi pas et aussi un « pur produit de la méritocratie républicaine » comme il le dit lui-même, un ministre, nommé à la tête de l’Éducation nationale et de la jeunesse du nouveau gouvernement d’Élisabeth Borne ?!
« Dessiner ensemble les contours du bien commun »
Ce ministre a peut-être le tort d’être noir et d’être arrivé là où il est, c’est-à-dire au centre de la cité, au coeur des institutions républicaines, porté par le vent léger de l’histoire. Pap Ndiaye est noir et « être noir » serait « une condition indépassable » comme le questionne Martin Gros sur le site de Philosophie Magazine (25 mai). Pour étayer son propos, Martin Legros a relu La condition noire. Essai sur une minorité française paru en 2008, histoire de vérifier la pertinence des allégations et accusations dont a bénéficié Monsieur Pap Ndiaye, ci-devant prof à Sciences Po et directeur du Musée de l’histoire de l’immigration. Si, même à gauche, Olivier Faure, du PS, voit en lui « celui qui a amené la pensée woke en France », c’est à droite que l’on s’est déchaîné : Éric Ciotti s’est élevé contre « l’entrée de l’islamo-gauchisme » et de l’idéologie « anti-flic » rue de Grenelle ; Marine Le Pen, Jordan Bardella ou Éric Zemmour ont dénoncé un partisan d’idéologies « antirépublicaines, antifrançaises, racialistes et haineuses ».
Ces amabilités ont mis la puce à l’oreille du philosophe au point de se demander si « les personnes de couleur font bien encore l’objet, en France, sinon de haine, du moins d’un soupçon de principe, sans rapport avec leurs actes et leur itinéraire ». Martin Gros, armé de son crayon et chaussé de ses lunettes, a donc relu La condition noire : « J’ai découvert un ouvrage admirable de nuance et de profondeur, sur ce que c’est que d’appartenir à la minorité noire en France depuis deux siècles. […] Dans leur grande majorité, cependant, ces individus expriment une amertume », à propos non seulement des discriminations qu’ils subissent mais aussi du soupçon qui pèse sur eux, « comme s’il existait une contradiction entre leur appartenance noire et leur citoyenneté française ».
Il note que « Ndiaye ne rêve pas de voir disparaître demain le problème noir » mais « d’articuler autrement la dualité de cette condition » : « Nous voulons être invisibles du point de vue de notre vie sociale, et par conséquent que les torts et les méfaits qui nous affectent en tant que Noirs soient efficacement réduits. Mais nous voulons être visibles du point de vue de nos identités culturelles noires, de nos apports précieux et uniques à la société et à la culture françaises. » Et le rédacteur en chef de Philosophie Magazine de conclure : « Au vu des réactions démentes suscitées par sa nomination, le moins qu’on puisse dire est qu’il y a encore un effort à faire pour que la visibilité des Noirs soit moins problématique, et leur condition sociale plus heureuse. »
Felicia Sideris, le 21 mai, sur tf1info.fr, s’applique, elle aussi, à faire la part des chimères et des prises de position du nouveau ministre. « Il était une cible toute trouvée » écrit-elle : « Moins de trente minutes après l’annonce » de sa nomination, Marine Le Pen « a regretté l’arrivée rue de Grenelle de celui qu’elle considère comme “indigéniste assumé" ». Et de rappeler, citant un entretien donné au Monde en décembre 2017, que si l’universitaire diagnostique l’existence d’un « racisme structurel », ou un « racisme dans l’État, “il récuse l’idée d’un “racisme d’État” en France : “Le racisme d’État suppose que les institutions de l’État soient au service d’une politique raciste, ce qui n’est évidemment pas le cas en France” », arguait-il.
Pap Ndiaye serait-il un « militant anti-flics » comme l’a écrit Jordan Bardella, s’appuyant sur « une petite phrase polémique tirée d’un entretien de neuf minutes, accordé à France Inter en juin 2020 ». Pap Ndiaye regrettait que la France se « protège derrière une sorte d’exceptionnalisme [comparé à la société américaine] pour dire qu’il ne se passe rien ici ». À ses yeux, cette position va en effet à l’encontre « des travaux, des études » sur le sujet, ainsi qu’à celle de la position du Défenseur des droits qui « a parlé de discrimination systémique à propos des policiers du 12e arrondissement ». Pas de quoi en faire un « anti-flics » écrit Felicia Sideris : « Au micro de France Inter, Pap Ndiaye relevait d’ailleurs que la police “fait un travail nécessaire et évidemment important”. Tout en indiquant que cela ne protégeait pas l’institution “d’une réalité” documentée qui est celle des “contrôles aux faciès, des difficultés avec la police, et parfois des violences” ».
Et ainsi, sur les positions du nouveau ministre à propos de « l’identité française », de la question des « réunions non-mixtes », sur son « compagnonnage » avec le Conseil représentatif des associations noires (Cran)… « Pour résumer au mieux sa pensée sur le sujet des minorités et de l’identité française, rien de mieux que le citer, écrit la journaliste. En 2017, il disait : “Il vaut mieux écouter et débattre, se prêter au jeu du dialogue pour dessiner ensemble, et calmement, les contours du bien commun.” »
Dans L’Obs du 21 mai, Alain Mabanckou, coauteur avec Aurélia Perreau du documentaire Noirs en France diffusé le 18 janvier dernier sur France 2, écrit, « la nomination de Pap Ndiaye au poste de ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse n’est pas un fait à prendre à la légère », tant l’Éducation nationale est « le domaine des enjeux les plus idéologiques ». Et de rappeler qu’en 1995, le Cahier d’un retour au pays natal et le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire avaient été « évincés » pour Les Yeux d’Elsa de Louis Aragon. « François Bayrou, qui était le ministre de l’Éducation, jugera, selon des propos rapportés par Le Canard Enchaîné du 13 septembre 1995, que le recueil d’Aragon était “plus représentatif de la littérature française” que les textes d’Aimé Césaire… » Ainsi, « Pap Ndiaye sera attendu par les chantres d’une éducation judéo-chrétienne d’un côté, et par ceux qui réclament une relecture et la réécriture de l’Histoire de France, de l’autre. La couleur de peau sera derechef au menu des discussions […] ». Comme un rappel à la notion de complexité et « densité des relations » évoqué par Mbembe, Alain Mabanckou pointe un fait d’importance : « Mais le nouveau ministre a sa propre histoire. Il a son propre parcours, loin de celui du continent noir qu’il n’aura foulé qu’au début des années 2000. S’il a la liberté et le droit de ne pas être l’otage d’un camp, il lui sera rappelé aussi que la neutralité n’a jamais élevé les individus au rang des héros. » Et de conclure, dans une sorte de clair-obscur stylistique : « En somme, c’est une tâche rude qui attend celui qui n’était jusqu’alors qu’un universitaire talentueux. »
Mais, « à l’Éducation nationale, l’arrivée d’un nouveau ministre peut-elle vraiment changer l’école ? » demande Claude Lelièvre, enseignant-chercheur en histoire de l’éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Cité (theconversation.com, du 29 mai). L’arrivée de Pap Ndiaye marque « une rupture » par rapport à son prédécesseur : un « risque, qui a dû être calculé ». Pour l’auteur, les travaux et les prises de position de Pap Ndiaye sur des sujets ayant à voir avec les « valeurs républicaines” […] ont pu jouer un rôle majeur, voire décisif. Il devait être clair, pour Emmanuel Macron, qu’il ne s’agissait pas de mettre en oeuvre une ligne portée par des personnalités s’en prenant à tout va à “l’islamo-gauchisme”, au “séparatisme” à la “cancel culture” voire au “wokisme”. Et, sur ce plan-là, Pap Ndiaye peut apparaître comme un garant de sérieux, d’équilibre et de fermeté quant aux “valeurs républicaines” ; en tout cas aux yeux du président de la République nouvellement réélu ». Ici encore, ce n’est pas de pleureuses qu’ont besoin les vivants cette fois, mais de devins. « Il leur faut un OEdipe qui leur explique leur propre énigme dont ils n’ont pas le sens », Michelet, toujours.