Champs libres : films

Nos frangins

Film de Rachid Bouchareb (France, 2022)

journaliste et critique de cinéma

La nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine, jeune étudiant algérien, meurt à la suite d’une intervention de la police – les fameux voltigeurs à moto – dans le hall d’un immeuble de la rue Monsieur-le-Prince à Saint-Germain-des- Prés, alors que Paris est secoué par des manifestations estudiantines contre une nouvelle réforme de l’éducation, dite loi Devaquet du nom du ministre en poste à l’Éducation nationale.

Le film déroule toute une dramaturgie pendant cette nuit tragique au cours de laquelle le ministère de l’Intérieur est d’autant plus enclin à étouffer l’affaire que, la même nuit, un autre français d’origine algérienne est tué à Pantin par un policier qui abat le jeune homme d’un coup de feu.

Dans son approche, où le caractère politique du film ressort nettement, Rachid Bouchareb ne s’est pas focalisé sur la bavure elle-même. Il a opté plutôt pour le symbole, c’est-à-dire qu’il s’est concentré sur le racisme ordinaire et l’impunité des forces de l’ordre défendues et couvertes par Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de l’époque. Qu’il s’agisse du voltigeur, auteur du crime contre Malik Oussekine, ou de l’officier de police qui a abattu de sang-froid, à Pantin, alors qu’il était ivre, le jeune Abdel Benyahia, l’impunité sera de mise.

Dans une déclaration rapportée par l’AFP, Bouchareb indique : « S’il n’y a eu jusqu’à ce jour aucune adaptation cinématographique de ce drame, hormis la série Oussekine d’Antoine Chevrollier plutôt centrée sur la famille de Malik (4 x 52 min sur la chaîne Disney), c’est parce que la France a beaucoup de retard, comparée aux États-Unis sur les questions de mémoire… Je n’ai pas fait du cinéma pour dire : “Attendez, vous avez oublié cette histoire”, mais pour parler des miens. Je voulais raconter ce que j’ai entendu en grandissant, ce que j’avais vu de mes yeux et ces choses-là étaient aussi très cinématographiques… »

Aussi, Nos frangins, s’il est avant tout une fiction, a intégré dans son récit une grande part documentaire avec une utilisation pertinente d’archives télévisées qui donne au film force et crédibilité. La fiction s’invite d’autant mieux que Bouchareb invente le personnage de l’inspecteur Mattei (Raphaël Personnaz), membre de l’IGS (Inspection générale des services), qui va faire le lien entre les deux affaires. « Enfin, même si j’ai créé ce personnage, explique Bouchareb, ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas, car si on a décidé de cacher la mort d’Abdel, c’est bien parce qu’une décision a été prise et que ces deux affaires, survenues la même nuit, ont dû être gérées par la police des polices. Comme l’affaire de Malik et celle d’Abdel concernent des policiers, je peux créer pour le film un personnage qui passe d’une affaire à l’autre. La part de la fiction peut enrichir des faits réels. En tant que cinéaste, j’en suis persuadé. Pour raconter cette histoire, j’ai pris cette liberté d’inventer ce personnage, tout en restant dans une réalité plausible. Cela reste cohérent. On peut imaginer une permanence à la police des polices,d’autant que les deux affaires surviennent dans la même nuit. »

Il y a cette confusion voulue, puis cette mise en perspective dans le traitement des deux affaires et le parallèle fonctionne très bien dans les deux scènes à l’Institut médicolégal.

Le père d’Abdel (l’absolument émouvant Samir Guesmi dans son interprétation du père sidéré par l’émotion) obéit et croit à tout ce qu’on lui dit (fils blessé… interdiction de voir le corps…), tandis que le frère de Malik (remarquable Reda Kateb) n’écoute pas ce que lui dit l’inspecteur Mattei. Il veut voir le corps sans se contenter de rester derrière la vitre. Bouchareb montre que ce sont deux générations différentes, le père d’Abdel accepte sa situation et sa place reléguée dans ce pays. Il ne veut pas que ses fils aillent à l’affrontement, car il sait que la justice n’est pas pour eux. « Ce n’est pas dit comme ça, explique Bouchareb mais je peux le dire, car j’ai grandi dans cette réalité. À l’époque, j’ai bien vu comment cette génération se faisait la plus discrète possible et acceptait toutes les injustices qui pouvaient exister. Le père d’Abdel écoute le policier quand il lui dit de surveiller ses enfants et tout de suite, il incrimine son fils… »

Outre le drame qui s’écrit autour des deux victimes, Bouchareb a tenu à raconter la deuxième histoire politique avec le mouvement populaire très fort et la colère des jeunes quand ils apprennent cet événement. Il rappelle que la France de l’époque, dans de nombreuses villes, est sortie manifester, qu’elle n’acceptait pas ce qui s’était passé. Les archives de l’époque ne sont pas sans rappeler la situation contemporaine. Comme dans la réalité des faits, on voit, en situation, le gardien de l’immeuble et le témoin du tabassage qui ouvrit la porte. Tous ces faits sont parfaitement reconstitués.

Le casting permet de faire du film un récit émouvant dont les rôles sont admirablement campés par Raphaël Personnaz, Samir Guesmi, Lina Khoudry et Reda Kateb (le frère et la soeur de Malik Oussekine). Très applaudi au Festival de Cannes, Nos Frangins sort sur les écrans français en fin d’année 2022.