Délits de faciès. Opéra murmuré
Saïd Mohamed (poèmes), Arnaud Coutancier (musiques), Livret et CD, autoproduction soutenue par La Factorie, Maison de la Poésie Normandie, 2021, 16 p., 15 €.
Ce recueil est la réédition légèrement remaniée d’une publication parue en 1989 (aux Dé bleu) ici accompagné d’un CD, car Saïd Mohamed, avec Arnaud Coutancier qui habille d’univers sonores variés et de ruptures mélodiques ces onze poèmes dits par l’auteur, ont créé un « Opéra murmuré », gratifié du Grand Prix 2022 de la commission Créations sonores de l'Académie Charles Cros et que les deux compères interprètent en public.
Pourquoi reprendre des poèmes écrits il y a plus de 30 ans ? Parce que rien n’a changé. Désespérément rien ! Le « délit de faciès », c’est le délit de sale gueule, celui de l’étranger, de l’exilé, du demandeur d’asile, de l’immigré. De l’Autre : le maudit, déchu de classe ou de peau. Rien n’a changé : frontière, traque, peur, ghetto, solitude, doutes, illusions, alcool… « Chacun de mes pores te révulse, / tu insultes la chienne / capable de porter pareille bâtardise, /et me cloues au rire des gueux. »
Le texte de 1989 traduit déjà la colère du poète. Les mots convulsés, implacables, sans détour, sont le miroir des noirceurs d’un monde, du tragique de ces vies condamnées avant de naître et d’un ordre destructeur qui persiste « à l’ombre des lâchetés ».
Juin 2023 : au large des côtes grecques, 78 corps viennent d’être repêchés. Il y aurait 500 autres corps sans vie piégés dans la cale du bateau. Des femmes, des enfants, des hommes qui ne demandaient qu’à vivre, quitte à « mettre des balles / à la roulette russe ». Ils avaient rendez-vous avec la mort, parce que les peuples ne partagent pas la colère du poète. Ils élisent plutôt « un calibre » à « la logique » du « camarade douanier » qui « refoule au camp de rétention / les lueurs étouffées des poussières de vie, / ces arbres poussés dans la nuit ».
L’exil est une vieille compagne de ce poète singulier, tonitruante incarnation d’un improbable clinamen, la rencontre de deux atomes célestes, une intrépide et asociale mère tourangelle et un père marocain, montagnard berbère égaré en terre normande. Le choc fut brutal et la prose jaillit de cette explosion : incandescente et sans concession : « Les bâtards de mon espèce vivent sans cadeaux, / respirer se justifie. » Alors il mitraille, à l’instinct de survie, comme ces « migrants », déglinguant la rhétorique autosatisfaite de l’Eldorado (et des avantages sociaux) : « Dans mon pays sans patrie, je suis si peu, / je vacille, me porte aux ouvertures, / les phares retournés vers les parties à éclairer, / je colmate les urgences. » Reste alors à repeindre « jusqu’au ciel en bleu / pour oublier que je marche sur des braises, / des poignées de piment dans la bouche. / J’apprends l’arithmétique, l’alchimie, le langage des oiseaux, les verbes en langues mortes et décline une identité quelconque. / Car qui je suis à bien peu d’importance / et n’ai de différence que dans l’exil ».
Les puissants « laissent de moins en moins d’air à respirer ». « Alors que la maison brûle », en « cyniques », ils présentent « toujours des comptes assoupis » et opposent « les parias entre eux » : « Que ces fous s’affament, se pillent, massacrent leurs tendresses devenues inutiles, violent leurs illusions sacrées, vous permettent de jouer avec des hommes vulnérables qui réclameront un chef de guerre borgne. » La politique est là ! Mais le poète-exilé, « exténué à transformer cette nef des fous en jardin des délices », n’est pas idiot pour vouloir changer le monde et embrigader son monde. Il rallie « le parti du rire », celui du « fou imposant sa dissidence à la place du néant », et s’efforce de rester fidèle à ce que l’épreuve n’a pas encore englouti : « Malgré les larmes, le désespoir / je continuerai d’aimer, / force souveraine qui demeure envers la haine. »
S’il « ne demande que du silence / en place de vulgarité », il offre, tout de même, ses mots, « il ne leur reste qu’une seule issue / pour me fermer la bouche, / me couper la langue ». Pourtant, ce ne sont pas mots de « bonimenteurs / qui vomissent des incendies allumés par leur flot de paroles », non ! Ils forment un chant qu’il ne veut pas « chargé de pouvoir, / mais en volonté de partage / de ma fuite éperdue, / et de cette tendresse irradiante »… Et si le délit de faciès révélait son véritable objet : condamner le rire, la rencontre, l’amour, le partage ? « Viens, je t’en prie ! / Glisse-toi dans ma peau. / Viens vivre avec ce délit de faciès, / ces crimes sans justice, / ces lettres sans réponse. »