Filles de l’Est, femmes à l’Ouest
Élisabeth Lesne (dir.), Paris, Intervalles, 2022, 176 p., 21 €.
En matière d’immigration, les débats se focalisent souvent sur la dimension Nord-Sud, ses resucées coloniale, religieuse ou « indigéniste », de sorte qu’on en oublierait l’éventail des réalités migratoires françaises. Ce trop-plein de lumière rejette dans l’ombre une part de réel, ici la dimension Est-Ouest. Outre son intérêt distinctif, ce recueil de nouvelles aidera à appréhender le commun de femmes et d’hommes qui, pour venir d’horizons différents, n’en partagent pas moins des réalités, des émotions, des attentes et des douleurs communes, et ce sans avoir à se murer derrière des concepts et théories impérieux. Ces nouvelles font découvrir des faits et des trajectoires ignorés. Elles suscitent le désir de partir à la découverte de ce qui fait (aussi) l’histoire française ET européenne. Car, outre de venir bousculer, intra-muros, le ronron Nord-Sud, elles aident à réfléchir à « notre » imaginaire Est-Ouest, dénonçant les « clichés », le « gâchis » de la chute du Mur et les illusions d’une « Autre Europe » : « quel appauvrissement que d’enterrer ainsi la culture orientale et la finesse Baltique ! Un repli sur soi, une immense solitude. Et l’Union européenne fut bâtie », écrit Irina Teodorescu.
Elles sont huit femmes, nées, selon « l’imaginaire collectif occidental », « par là-bas », derrière le Mur, un quelque part ignoré, méprisé. Huit femmes qui remontent les chemins de la nostalgie. La nostalgie de l’enfance – « le droit à la nostalgie de mon enfance ! » dit Lenka Horňáková-Civade –, davantage que la nostalgie d’un système. « Qui souhaiterait revivre dans les années 80 ? » demande Katrina Kalda, même si, « vue de plus loin, vu de l’avenir, notre vie avait les allures d’un éden décroissant ». Ambivalence donc des souvenirs, clair-obscur des images qui veut que « les moqueries sur les aberrations des systèmes dans lesquels nous avons grandi se teintent d’effluves de nostalgie » (Sonia Ristić).
Il y a Albena Dimitrova, Lenka Horňáková-Civade, Katrina Kalda, Grażyna Plebanek, Sonia Ristić, Andrea Salajova, Marina Skalova et Irina Teodorescu, réunies à l’occasion de l’anniversaire de la chute du Mur, pour une entreprise pilotée par Élisabeth Lesne, éditrice et fondatrice du Prix littéraire de la Porte Dorée. Grażyna Plebanek exceptée, toutes ont écrit en français. Une blague tirée d’une chanson du serbe Đorđe Balašević donne le ton : « Les Allemands de l’Est sont en train d’abattre le Mur / Ne surtout pas le miner / Juste le démonter / On pourrait en avoir besoin » et, ajoute Sonia Ristić : « À l’époque, on aimait son humour noir. On a moins ri lorsqu’on a réalisé qu’il s’agissait d’une prophétie. » Il faut lever une autre équivoque : la révolution n’est pas reniée – « mais non et non, on ne l’a pas ratée, notre révolution, bien sûr que non » (Lenka Horňáková-Civade) –, d’autant qu’« un champ de nouvelles et immenses possibilités s’ouvrait devant moi » (Andrea Salajova).
Ce recueil, littéraire et politique, déprimant et enthousiasmant, brille de mille feux. Les feux du féminisme, dénonçant le recul des droits des femmes et des statuts, les clichés sur les femmes de l’Est – entre femmes de ménage et fantasmes sexuels. Feux politiques, où quand la chute du Mur ne consacra pas le triomphe de la démocratie mais celui du marché, et de la corruption. De vieilles dames, sur qui « le monde entier repose. Ici et ailleurs », portent le souvenir d’autres aspirations. « Tourbillon[s] de vie » ou anciennes résistantes qui arrachèrent l’égalité « le fusil en bandoulière », elles se sont battues contre « le nationalisme, l’emprise du religieux, l’esprit de fermeture, l’exponentiel recul des droits sociaux, les droits des femmes, les droits des minorités ». Autant de « mythes fondateurs » sur lesquels, à l’occasion du « carnaval » de la commémoration de la chute du Mur, « des hommes blancs grisonnants inévitablement » viendront s’essuyer les pieds, effaçant « tout ce pourquoi les hommes et les femmes en armes s’étaient battus » écrit Sonia Ristić. Feux européens enfin, et cette commune dénonciation de « l’autosatisfaction des démocraties occidentales », « leur surdité et leur aveuglement » au point que même un Václav Havel « ne pouvait réconcilier tout seul cette Europe scindée en deux. Il nous avait prévenus. Et au lieu du surgissement des pensées, des idées, de l’esprit, ce fut la survenue des “choses”, des produits » (Lenka Horňáková-Civade). Même tonalité chez Irina Teodorescu qui, constatant le rejet des « marges », le manque d’imagination et les fermetures, déboulonne la notion de « centre » : « Oh, si seulement on pouvait à tout moment se déshabiller de son passé, se tenir sans culture et sans bagages, sans identité, sans papier, sans territoire, juste être vivant, oui, si seulement, alors on se rencontrerait vraiment et le centre et les marges feraient unité. »
Mais il y a davantage. Comme un écho à l’esprit de dissidence qui se levait à l’Est, une éthique traverse ces textes. Il ne s’agit pas de se gargariser du mot « liberté », « la liberté à un prix » : la « vigilance », écrit Andrea Salajova ; vigilance contre cet esprit de servitude, dont « la part volontaire est venue presque par surprise » rappelle Albena Dimitrova (relire Jean-François Revel). Éthique aussi le refus des pensées binaires : « Maintenant que le Mal et le Bien ont échangé leur camp, comment comprendre que du Mal soit entré dans le Bien, que les choses se soient à ce point brouillées ? », interroge Katrina Kalda. Éthique, la quête de vérité, contre tous les mensonges et les désinformations, portés, à l’Est comme à l’Ouest, par « le vent de Tchernobyl ». Le « besoin de vérité » ne consiste plus à détruire un mur mais à « démolir une idée », ce qui est « bien plus difficile ». Face aux injustices, à la crise des démocraties, aux périls écologiques… « à quoi sommes-nous prêts ? » demande Albena Dimitrova. En fin de volume, il faut lire, en miroir, les textes sur la guerre en Ukraine rédigés par chacune.