Mesurer le racisme, vaincre les discriminations
Thomas Piketty, Paris, Seuil, 2022, 72 p., 4,50 €
À l’heure de « l’hystérie identitaire et [de] l’obsession des origines », ce texte est administré telle une piqûre de rappel pour ne pas se fourvoyer dans une foire d’empoigne qui laissera tout le monde – à commencer par les moins dotés – sur le carreau. « Le véritable enjeu, écrit l’auteur, est d’inventer un nouveau modèle français et européen, transnational et universaliste […] qui replace la politique antidiscriminatoire dans le cadre plus général d’une politique sociale et économique à visée égalitaire et universelle ; et un modèle qui dans le même temps assume la réalité du racisme et des discriminations et se donne les moyens de les mesurer et de les corriger, sans pour autant figer les identités ». Cette invite à « sortir d’une vision purement “culturelle” du racisme et de la xénophobie » rappelle les travaux de Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité (Raisons d’agir, 2009), ceux de Stéphane Beaud et de Gérard Noiriel, Race et sciences sociales (Agone, 2021), ou les réflexions de Jacques Toubon dans Je dois vous dire. Nos droits sont en danger (Stock, 2022).
Au cœur de cette réflexion, il y a un cap, la nécessité de « permettre le vivre-ensemble » ; il y a une méthode, le besoin de « débats approfondis et apaisés, tant les enjeux sont nouveaux et ouverts ». Sur ces deux points, « l’obsession identitaire actuelle ne prépare rien de bon et ne permet de résoudre aucun des problèmes sociaux et économiques qui se posent ». Dangereux et inefficace !
Piketty évite la polémique et épargne ses pairs de l’université, réservant ses piques au gouvernement, accusé d’alimenter « la droitisation en cours » en ayant « banalisé la rhétorique nauséabonde sur la “gangrène islamo-gauchiste à l’université” ». Autre débat.
Plutôt que « la rhétorique antidiscriminatoire », dévoyée à force de dispositifs symboliques réservés à quelques happy few, Piketty invite à faire respecter le principe d’égalité éducative et territoriale pour mettre fin aux « inégalités systémiques ». À l’aune de ce principe, il avance plusieurs mesures pour réduire « les inégalités entre classes sociales en général et les inégalités liées aux origines en particulier ». Florilège : porter « le niveau d’investissement éducatif par étudiant dans les filières universitaires désavantagées au même niveau que dans les filières sélectives » ; mieux faire respecter le droit du travail en augmentant les moyens de l’inspection du travail (histoire de contrôler les discriminations professionnelles, la surexploitation des sans-papiers et des précaires…) ; réduire les écarts de revenus et de patrimoines via l’extension du revenu de base, la garantie d’emploi ou la redistribution de l’héritage ; étendre les droits et le pouvoir de contrôle des salariés, etc.
Côté discriminations, l’économiste ajoute des propositions spécifiques, dont la création d’un Observatoire national des discriminations chargé de mettre en place des indicateurs annuels fiables. Pour « vaincre les discriminations sans figer les identités », il propose d’introduire dans les enquêtes annuelles de recensement une question sur le pays de naissance des parents, sans pour autant faire remonter les données au-delà. Pas besoin non plus des « référentiels ethno-raciaux à l’anglo-saxonne » qui « tendent […] à rigidifier les appartenances, sans pour autant réduire les discriminations, bien au contraire ». À la différence des programmes adeptes du copier-coller, qui vont chercher ailleurs des modèles pour satisfaire leurs passions tristes, jetant alors le bébé des spécificités nationales avec l’eau du bain de l’idéologie, Piketty rappelle qu’« aucun pays ne peut prétendre avoir atteint sur ces questions un équilibre satisfaisant ». Il souligne alors une singularité française : « La proportion d’intermariage atteint 30-35 % pour les personnes ayant une origine nord-africaine à la génération précédente. […] Avec un tel niveau d’intermariage, cela signifie que les origines mixtes deviennent nettement majoritaires au bout de quelques générations. » Et c’est ainsi que les sciences sociales rejoignent la littérature, montrant que « les personnes en question ont peu de chances de se reconnaître dans des grilles raciales binaires », pire ! ils seraient « mal à l’aise avec le fait de devoir s’identifier au sein de catégories ethno-raciales de ce type ».
Enfin, pour rétablir justice et transparence côté financement du culte musulman, Piketty propose de remplacer la réduction d’impôt au titre des dons – qui financent de nombreuses institutions catholiques et peu le culte musulman, aux ouailles « peu ou pas imposables » et ici surestimés – par un « bon pour la vie associative de 30 euros » que les contribuables pourraient « attribuer à la cause de leur choix ».