Champs libres : films

Temps mort

Film d’Ève Duchemin (Belgique, France, 2023)

journaliste, critique de cinéma

Temps mort est le premier long-métrage de fiction d’Ève Duchemin, connue jusque-là comme une remarquable documentariste, dont Avant que les murs tombent, tourné en 2009, est déjà centré sur l’univers carcéral qui est le sujet de Temps mort. Sauf qu’ici il est question à la fois de trois récits et de trois portraits qui se racontent en alternance les uns avec les autres. Ce sont trois hommes incarcérés qui bénéficient d’une permission de sortie pour un

week-end, alors qu’ils n’ont pas goûté à la liberté depuis longtemps.

Une fois de plus, une coproduction belgo-française traite à l’écran d’une réalité sociale, en l’occurrence celle des détenus. Il y a, tout d’abord, un père de famille nommé Bonnard, brillamment interprété par Karim Leklou, dont on ne sait pas s’il souffre d’une pathologie telle que la schizophrénie ou s’il est toxicomane ; Issaka Sawadogo (Hamousin dans le film), immigré africain, dont on pense qu’il a été meurtrier et détenu depuis vingt ans ; et Jarod Cousyns, Colin dans le film, petit délinquant issu des cités. Hamousin, un être plutôt silencieux et renfermé, met à profit sa permission de sortie pour se faire engager comme concierge dans une résidence où il va recevoir la visite de son ex-femme, africaine également, et passer un moment ensemble, au cours duquel elle l’invite à déjeuner le dimanche pour revoir ses grands enfants, dont Lucile la benjamine qui doit fêter ses 20 ans.

Bonnard, lui, regagne le logis parental où il retrouve sa mère dont il est très proche, son père plutôt taciturne et son jeune frère à qui il témoigne une forte affection. Il se montre très disert et agité durant le déjeuner familial et vivra des moments de fortes tensions nées de l’absence de prise de ses médicaments. Une crise nocturne, d’autant qu’auparavant il s’était fortement alcoolisé à la bière, va contraindre ses parents à le convoyer à 4 heures du matin à la prison pour récupérer son ordonnance et, devant le refus du gardien de le laisser aller jusqu’à sa chambre, il entrera dans une violente colère, puis il regagnera la maison et demeurera prostré sur son lit. Pourtant, au cours de cette journée de samedi, il s’était rendu avec le petit frère dans une fête foraine où tout s’était très bien passé.

Quant à Colin, il rejoint également sa famille, en l’occurrence sa mère qui l’évite ostensiblement en quittant l’appartement de sa cité, et sa soeur, laquelle lui témoigne son affection. Dès lors, avec deux copains, il va déambuler dans Bruxelles, ses bistrots et ses discothèques, en compagnie de jeunes filles, dont Sabrina (Ethelle Gonzalez Lardued), laquelle s’offre en vain à lui dans une chambre d’hôtel où il rumine l’attitude et l’absence de sa mère qui nettoie des wagons de train. Il repartira vers l’appartement et vers sa mère (Hassiba Halabi), entre émotion et recul pour ce fils dont elle n’a sans doute guère goûté les actes de délinquance qui l’ont conduit en prison.

De son côté, Hamousin se rendra au déjeuner où il retrouve ses deux grands garçons qui ont réussi dans la vie, l’un d’eux est ingénieur informaticien. Malheureusement et toujours dans le silence, il quittera le repas après que sa fille lui aura témoigné reproches et rejet.

Ève Duchemin précise : « On a tous vu des films ou des reportages sur la prison mais peu rendent compte de l’impact que représente le fait d’être retiré de la société des hommes pendant longtemps. » Avant de poursuivre, « il ne s’agissait évidemment pas de faire une leçon sur la prison ou sur la réinsertion mais de questionner et filmer ses corps jetés dans le réel lors d’une permission sachant que ces personnes doivent rentrer dans leur cellule le lendemain. Je voulais que mon film ne soit ni un film dit “de prison”, ni un polar carcéral à rebondissements, mais qu’il soit tourné vers le dehors, là où la prison n’est plus qu’un hors-champ pour dessiner les contours d’un drame intimiste et familial soumis à la loi de ce temps qui passe et que l’on ne rattrape plus ».

Pour ce faire, Ève Duchemin filme au plus près les corps et les visages caméra à l’épaule, signifiant une sorte de mouvement perpétuel. Le montage, plutôt habile, entrelace les trois portraits selon une trame qui manifeste une forme d’équilibre. La mise en scène est fluide quand la direction d’acteurs est toute en maîtrise et souligne combien Karim Leklou est devenu un comédien de premier plan.