L'autre face de la médaille
Il y a près de vingt ans, la revue analysait le rôle émergent des technologies digitales sur les migrations humaines vers l’Europe. Dana Diminescu y publiait ses travaux pionniers sur les « e-diasporas » en montrant les outils numériques multiples qui sont mobilisés pour construire des communautés transnationales et conserver des liens familiaux, sociaux et économiques étroits, déployés sur une large cartographie du monde. Avant la pandémie de la Covid-19, les migrants inventaient ainsi d’autres manières de vivre à distance qui se sont généralisées avec les confinements sanitaires.
Dans ce dossier, le « migrant connecté » est étudié sous l’angle des usages concrets qu’il fait de toute une panoplie d’outils numériques. Il analyse la manière dont les réseaux sociaux favorisent la navigation dans des environnements digitalisés divers, façonnent des espaces d’expression sur les vécus, mobilisent des tribunes publiques contre les violences, le racisme, les politiques de contrôle, apportent des solutions entrepreneuriales pour le développement du e-commerce. L’hyper-connectivité participe aussi à la construction d’identités numériques complexes et crée des mondes imaginaires où le migrant peut se réfugier contre l’hostilité ambiante, l’isolement social et la peur de décevoir les attentes familiales. « Le migrant connecté porte son “chez-lui” via son capital d’accès, son téléphone mobile, sa carte bancaire, son passeport biométrique, etc. », précise Dana Diminescu dans son texte de cadrage initial.
Questionner le « solutionnisme technologique »
L’approche ethnographique des usages numériques vise aussi à questionner les dispositifs de recherche sur les liens entre migrations et mondes digitaux. En filigrane des articles, ce dossier questionne l’optimisme du « solutionnisme technologique » qui repose sur un discours amplifiant le rôle positif et innovant des technologies digitales sur les stratégies migratoires. Les effets pervers d’une hyper-connectivité des migrants sont nombreux, y compris dans le domaine de l’action humanitaire où les applications numériques servent in fine un mécanisme de contrôle des données et de dépossession de soi. Les réseaux sociaux amplifient les discours haineux des minorités nationalistes et tendent à invisibiliser les luttes des migrants.
À terme, il s’agit de fonder une « théorie numérique des migrations » qui limite les atouts du digital à l’étude de la logistique et de la communication et assure une part centrale aux intelligences humaines dans la longue durée. Sinon, les algorithmes pourraient bien décider des destins humains selon une logique de plateformisation des sociétés. Les artistes se sont emparés des travaux sur les réalités numériques des migrations comme source d’inspiration. À commencer par Bruno Boudjelal qui, avec son œuvre en diptyque (Harragas, 2011/Paysages du départ, 2012), faisait figure de précurseur en donnant à voir ce que les portables conservaient comme traces des traversées en Méditerranée. D’autres artistes prennent le relais dans plusieurs disciplines (le théâtre, la vidéo, les installations) et donnent de la densité humaine et une forme esthétique aux espaces numériques de la migration.
La Guerre d’Algérie n’est pas finie
Les 60 ans des accords d’Évian qui mirent fin à la Guerre d’Algérie sont commémorés dans ce numéro par le biais de l’histoire culturelle et sociale. La revue publie une sélection de la grande collection d’affiches de films venue enrichir le Musée national de l’histoire de l’immigration grâce à la donation de Hubert Cavaniol. Elle témoigne de la manière dont le cinéma français a investi cette guerre qui a laissé tant de traumatismes dans les deux sociétés. Raphaëlle Branche analyse une partie de cette filmographie et nous invite à étudier plus finement les processus de production et de transmission mémorielle qui en découle. Autour de l’exposition Juifs et musulmans. De la France coloniale à nos jours actuellement présentée au Musée, Karima Dirèche revient sur la guerre d’Algérie et sur l’exode des juifs algériens qui s’avère unique dans l’histoire longue et complexe des migrations juives. Le film de Valérie Mréjen produit pour l’exposition, Quatrième Sarcelles, fait dialoguer des jeunes sur leur appartenance aux deux communautés religieuses.
Le droit d’asile dans la crise ukrainienne
François Gemenne et Hélène Thiollet publient un premier article sur la question de l’accueil massif des réfugiés ukrainiens qui s’est déroulé sans situation chaotique aux frontières. Ils s’interrogent sur ce sursaut dans l’expression d’une solidarité européenne qui s’était exprimée en 2015 avec l’arrivée de plus de 1,5 millions de réfugiés syriens avec beaucoup plus de tensions entre les États membres de l’Union. Le rôle des perceptions que l’Europe a des populations qui demandent un refuge en urgence semble questionner le modèle libéral et universel de l’asile, en soumettant le droit humanitaire à un critère de proximité géographique et culturelle.