La Voix du Moloch
Sandrine-Malika Charlemagne, Paris, Velvet, 2020, 192 p., 14,90 euros.
Voici le troisième roman de l’auteure, écrivaine et comédienne, après À corps perdus (Lattès, 1994) et Mon pays étranger (La Différence, 2012). Il a pour cadre le Paris du populo, celui des immigrés et des marginaux, des précaires et de la soupe populaire, de la débrouille et du métissage, le Paris du Toutmonde, arrivé d’Algérie, d’Afrique subsaharienne ou de Picardie. Sandrine-Malika Charlemagne est particulièrement douée pour décrire les petites choses du quotidien, montrer, sans démonstration, les injustices, le jeu d’ombres et de lumière des existences.
Alice est métisse. Parents francoalgériens. La « Mère » – jamais nommée ! – picarde débarquée dans la capitale. Bosseuse, cabossée, taiseuse, elle rumine ses ressentiments et reproche à ses deux filles d’être nées ! Le père, Amar, est décrit comme « un homme sombre et mutique, qui ne s’était jamais senti à sa place ». Tellement peu à sa place qu’il est parti. Laissant femme et enfants.
L’héritage pèse. Poids des généalogies, poids des origines doubles, poids de la domination sociale. Poids des blessures de l’enfance : indifférence, silence, douleur, haine, culpabilité. C’est sans doute pour cela qu’Alice s’en vient visiter sa mère, devenue une vieille femme, sans compagnie, obsédée par la peur de manquer, et qui place toute sa déraison dans les canassons du PMU. Une heure, la visite, pas davantage. Dans le vieil appartement, la tension est maximale. Parfaitement et insupportablement rendue par l’auteure. Le silence, la rancœur, la méfiance de la mère butent sur le mutisme, les doutes et la haine de la fille. Chacune fuyant le moindre contact avec l’autre. Ces visites sont un supplice. Tellement insupportables qu’elles conduisent Alice à se scarifier, comme pour inscrire le mal, plus profondément, dans sa chaire. La relation toxique empoisonne Alice, lui fait perdre le contact avec le réel jusqu’à entendre une voix… la voix du Moloch qui exige un sacrifice. Cela passera-t-il par cette carabine par un copain offert – quel cadeau ! ? – cachée derrière un rayon de poésie ? La réussite de ce texte tient autant à l’effet produit chez le lecteur qu’à cette tension qui court, tout au long du récit, tension portée par la fragilité d’Alice, le déséquilibre de la Mère et cette voix… la voix du Moloch.
Tout cela est sombre et lourd. Mais la lumière est là ! Comme en contrepoint, l’expression de la vie à portée de main, incarnée par les amis d’Alice, chacune et chacun apportant qui son énergie, qui sa résilience, qui sa force, sa combativité, l’amour de la beauté. Cette beauté, censée sauver le monde, est là, dans l’immensité du ciel ou dans la littérature. Elle est chez Juba, le clando algérien qu’Alice épouse pour déjouer la froide rigueur de la loi. Elle est chez Nicole, son aînée, magnifique figure de femme qui a socialement dégringolé mais qui conserve joie de vivre et volonté de « toujours aller de l’avant ! » Elle dont la grand-mère est morte à Auschwitz et qui voue une adoration pour sa propre mère. Nicole « prononçait le mot “Maman” en traînant toujours délicatement sur le “a”. Alice enviait cet amour filial. Cela lui était totalement étranger ». Elle est aussi chez Aminata, la slameuse qui se démène entre boulots mal payés et logements précaires pour vivre sa passion. Aminata, elle aussi, chérit sa mère – « la perle de ses yeux » – quand Alice se démène et s’emmêle dans ces « putains de liens » : « Non, la Mère méritait mieux que ça. Tout le monde devrait avoir droit aux beaux paysages, à se rouler dedans jusqu’à l’épuisement, à croquer une pomme sur un banc et y rester jusqu’à la tombée de la nuit, si bon lui semble. Le travail l’a détruite. L’a déglinguée. L’a bousillée. »
Alice est un personnage dostoïevskien, harcelé par des sentiments mêlés et contradictoires à l’égard de sa mère, tourmenté par l’ombre du père algérien. Le couple franco-algérien n’a pas fait long feu ici, et la Mère ne veut plus entendre parler de ce passé, quand sa fille le recherche, dans une vieille photo, chez Juba, « son frère de cœur » ou une rencontre d’un soir. Sandrine- Malika Charlemagne aborde ici le thème de l’« hainamoration », sur fond de crise sociale et de quête des origines. Alice sortira-t-elle indemne de ce récit ? La beauté la sauvera-t-elle ?