Champs libres : livres

Je dois vous dire. Nos droits sont en danger

Jacques Toubon, Paris, Stock, 2022, 180 p., 18 €.

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Ministre de la Justice, de la Culture et de la Francophonie, président du Conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration puis Défenseurs des droits ; de ce parcours, Jacques Toubon fait cohérence : le droit comme réponse aux dérives autoritaires, la culture comme ciment d’un national ouvert aux métissages, l’immigration et les discriminations qu’il refuse d’idéologiser sans oublier, héritage chiraquien, l’attachement à la diversité des cultures et à la solidarité des nations. Homme d’action, politique chevronné, intellectuel au large horizon, il est peut-être et d’abord, un homme sensible à l’humain, cet « inattendu humain […] qui refuse de déserter le monde » (Patrick Chamoiseau). La « raison ne veut pas dire pour moi insensibilité » écrit-il. Partant, il en appelle à « comprendre toute la portée de l’État de droit pour chaque individu dans un pays où il est respecté ». « Pour chaque individu » ! Tout se joue ici, à l’aune des effets sur les corps et les âmes et non de nos idéologies.

Par qui seraient menacés nos droits ? L’observateur tient ici les deux bouts de la chaîne, occupant dans l’espace politique, une position médiane où se concentrent toutes les tensions. Car les menaces viennent à la fois des autorités publiques et des « dérapages » de la lutte – indispensable ! – contre les discriminations.

Aux premières, il reproche de faire de l’exception de l’état d’urgence la règle, de multiplier des lois sécuritaires et, par un « esprit intolérant », de discriminer et d’exclure, dans la police ou la justice notamment. « Dans un retournement vertigineux, le suffrage peut devenir l’instrument d’un écrasement démocratique des droits et des libertés. » Rien de moins. Des seconds, il réprouve le fait que la reconnaissance légitime des minorités peut devenir « une idéologie de la différence […] avec ses censures et ses interdits ». Toubon n’oublie pas qui sont les premières victimes : « Une culture commune doit permettre de garantir les minorités contre les discriminations, tout en protégeant les individus contre les pressions de leur propre communauté. » Parce que « le soi » prend le pas sur « le nous », « le combat pour la démocratie n’est donc pas un combat pour l’identité ».

Si « l’intersectionnalité [est] un concept utile » pour mesurer et lutter contre la spirale des discriminations « systémiques », elle doit le faire en respectant la présomption d’innocence, la liberté d’opinion, la défense des victimes – comme la jeune Mila, menacée de mort par des islamistes mais pour qui, coalition d’une étrange sociologie, peu de féministes se sont mobilisées. Sans oublier l’égalité, menacée au nom des différences ou par la recherche de nouveaux privilèges ! Les discriminations se combattent par le droit et des mesures politiques, par le pragmatisme des actes et non par le bréviaire des idées, exit ici l’idéologie, le wokisme, la cancel culture, la contamination de la droite par l’extrême droite et les compromissions de la gauche.

Pour dégager des réponses, Toubon convoque Tocqueville, Chateaubriand, Malesherbes, Montesquieu, s’inspire des travaux de Vullierme, Delmas- Marty, Henette-Vauchez, Heurtebise, Beaubatie, Murat (Laure), Falaize, Héran, sans oublier Glissant,Chamoiseau ou Meddeb. En matière d’immigration, pour en finir avec l’inefficacité et la « honte », il faut commencer par rattacher la politique migratoire au Premier ministre, pour ne pas la réduire à une politique sécuritaire. En faire une cause transversale et reconsidérer l’accueil, la rétention, la formation des agents en préfectures, simplifier le droit et les procédures, raffermir la lutte contre l’immigration irrégulière et « concevoir de nouveaux modèles d’intégration et de vie commune ». « La République doit réapprendre à se faire aimer autant que craindre. »

Le droit européen doit primer sur le droit national. Mieux : à l’heure où aucune solution ne peut être trouvée à l’échelle des égoïsmes nationaux, à l’heure où l’universalité des droits humains est contestée par « la Chine et l’Inde, la Russie et l’Iran », il faut « passer des souverainetés solitaires des États à une souveraineté solidaire mondiale ». Le temps d’une gouvernance mondiale est venu, qui préserve la diversité dans « un ordonnancement commun », une gouvernance solidaire aux responsabilités partagées. La Charte de l’interdépendance pourrait servir de boussole. Celui qui fut leur ministre reste proche des poètes : « Face à l’imprévisible, l’heure est à l’anticipation, et donc aux poètes et aux artistes qui inventent et imaginent le changement sur les pas d’Édouard Glissant : “Aucune solution aux problèmes du monde sans cette énorme insurrection de l’imaginaire.” » Une insurrection au service « d’une humanisation réciproque plutôt que d’une guerre des identités ».