La Cour de Babel
Documentaire de Julie Bertuccelli (France, 2014)
La récente sortie en salle du film La Cour des miracles de Corinne May et Hakim Zouhani nous renvoie au souvenir d’un autre film, documentaire celui-là, projeté en 2014 et dont le titre nous entraîne cette fois dans La Cour de Babel, signé Julie Bertuccelli.
Celle-ci est loin d’être une inconnue. Elle a d’abord été assistante à la réalisation auprès de prestigieux cinéastes tels qu’Otar Iosseliani, Rithy Panh, Krystof Kieslowski, René Féret, Emmanuel Finkel ou encore Bertrand Tavernier. C’est en 1993 qu’elle passe derrière la caméra. Son regard particulièrement humain et acéré se révèle d’abord dans une dizaine de documentaires tournés pour Arte, France 3 et France 5. Ils lui vaudront de nombreuses sélections en festivals et plusieurs distinctions, dont le prix du Patrimoine pour La Fabrique des juges (1998) au festival Cinéma du réel. Parmi ses oeuvres les plus marquantes, soulignons Bienvenue au Grand magasin (1999), une « comédie documentaire » consacrée au quotidien des vendeuses jusqu’au grand patron des Galeries Lafayette. S’ensuit son portrait drôle et exaltant du cinéaste géorgien Otar Iosseliani, Le merle siffleur (2006), projeté notamment aux festivals de New York et de Locarno. Mais c’est son travail en fiction qui lui ouvre l’accès au grand public. En 2003, elle réalise un premier long-métrage, Depuis qu’Otar est parti, récompensé notamment par le Grand Prix de la semaine de la critique au festival de Cannes, le César du meilleur premier film, le prix Marguerite Duras et le prix Michel d’Ornano. Tourné en Australie, en anglais, avec Charlotte Gainsbourg dans le rôle principal, L’Arbre, son deuxième long-métrage, est présenté en 2010 en sélection officielle au festival de Cannes pour la soirée de clôture.
La Cour de Babel immerge le spectateur dans l’espace scolaire d’une tour de Babel dans laquelle sont regroupés des adolescents en apprentissage de la langue française. Ils viennent d’arriver en France, ils sont irlandais, serbes, tunisiens, chinois, maliens, guinéens ou marocains. Ils ont pour noms Agnieszka, Daniil, Djenabou, Xin Li, Eduardo, Luka, Marko, Abir, Maryam… Ils sont encadrés et managés par Brigitte Cervoni, professeur de français de la classe d’accueil du collège de la Grangeaux- Belles à Paris, dans le 10e arrondissement. L’atmosphère est à la fois studieuse et décontractée. Les élèves suivent les cours avec assiduité et sérieux, et la langue française a de moins en moins de secrets pour leurs têtes déjà bien faites à l’origine. Pendant une année scolaire, Julie Bertuccelli a filmé les échanges, les conits et aussi les joies de ce groupe de collégiens tous âgés de 11 à 15 ans, réunis dans une même classe – dite d’accueil – pour y apprendre le français avec pour but d’intégrer dès que possible une classe « normale » de l’Éducation nationale.
Dans ce microcosme du monde scolaire, s’expriment l’innocence, l’énergie et les contradictions de ces adolescents qui, animés par le même désir de changer de vie, remettent en cause beaucoup d’idées reçues sur la jeunesse et l’intégration et nous font espérer en l’avenir… « J’ai opté pour un documentaire sur les classes d’accueil par le fruit d’une rencontre et du hasard, comme c’est souvent le cas. J’étais jurée dans un festival de films scolaires. Brigitte Cervoni et sa classe y participaient. Ces adolescents venus des quatre coins du monde sont arrivés avec leur visage poupon, leur accent chacun différent et une énergie hors du commun. J’ai eu très envie en tant que réalisatrice d’aller voir comment ça se passait dans une classe d’accueil. J’avais prévu une année de repérage dans plusieurs collèges pour faire une sorte de casting et écrire un dossier mais, à la rentrée scolaire, je suis brusquement tombée amoureuse de la classe des élèves de Brigitte. C’est rare de voir autant de pays représentés dans une même classe, avec des caractères et des talents très différents, très marquants. J’ai eu envie de commencer à tourner très vite et la productrice m’a suivie sans aucun financement. La chaîne Arte et la société Pyramide nous ont rejoints en cours de montage. L’intérêt du film réside aussi dans le fait que ce ne sont pas des tout-petits qui arrivent et pour lesquels ça peut être plus facile. Plus on est jeune, plus on s’adapte rapidement. Mais, pour des adolescents, qui viennent d’arriver entre deux âges, entre deux mondes, qui ont déjà vécu dans leur pays respectif, c’est un déracinement très fort à cet âge-là. En France, ils sont presque déjà des adultes, parce qu’ils ont des responsabilités très lourdes sur les épaules. Ils sont parfois chargés de famille car ils sont les seuls à parler français. Ils ne sont pas encore dans l’après immigration. Ils ne sont pas enfermés dans une catégorie d’immigrants qui les stigmatiserait ou qui les rejetterait. On sait que cette impasse ou cet avenir peuvent arriver, mais en même temps on sait que tout est encore possible. Ils sont pleins d’espoir… Je montre peut-être un sas protecteur et idéal, conclut Julie Bertuccelli, une utopie en action, mais je montre aussi un petit théâtre de notre monde où l’énergie de l’espoir peut faire des miracles, tout comme la confiance et l’accueil prodigués à ces jeunes. »