Champs libres : livres

Algérie 1962. Une histoire populaire

Malika Rahal, Paris, La Découverte, 2022, 494 p., 25 €

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Grand prix des Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2022, cet ouvrage présente un travail d’exception sur l’Algérie, année 1962, année qui voit un conflit d’une rare violence et une colonisation de peuplement prendre fin. Officiellement ; car 1962 est une sorte de condensé des temps et des espaces, un avant et un après réunis, un hier revisité, réapproprié, et un demain espéré ou craint, une transition entre guerre et paix, une date qu’il convient d’étendre, de « dilater » dans le temps depuis les manifestations de décembre 1960 jusqu’en mars 1963, « l’aporie de la Révolution ». Et davantage, puisqu’aujourd’hui encore demeurent des « éclats du temps colonial », comme les échos de l’« effervescence » de 1962 résonneront lors du célèbre - et controversé - Festival panafricain de 1969.

En général, les livres sur l’année 1962 traitent des rivalités entre les clans du Front de libération nationale (FLN), de la guerre entre Algériens, de la prise du pouvoir par le tandem bancal Ben Bella- Boumédiène qui détourne le pays vers un pouvoir autoritaire et assassin (voir l’élimination des opposants) et un absolutisme arabo-islamique qui laisse peu de place à la « providence des couleurs » (Jean Sénac). En France, de 1962 on ne retient que les rapatriés, les harkis (un peu), et les nostalgériques de tous poils (trop). Ces pans de l’histoire collective, mal peinturlurés par les récits officiels et les mémoires strabiques, sont ici passés par le tamis du populo et des gens ordinaires. S’il fallait donner une idée de cette histoire populaire largement ignorée, de ce travail à hauteur des « subalternes », on se tournerait vers le grand Mouloud Feraoun et son Journal. Pour traduire le quotidien, les peurs et les espérances, des hommes et des femmes de l’Algérie de 1962, l’historienne mobilise témoignages, autobiographies, photographies, films, chansons, poèmes, mais aussi rapports (des autorités algériennes en émergence, des services consulaires, des ONG.), et une bibliographie pluridisciplinaire qui permet d’extraire 1962 de sa gaine algérienne pour l’inclure dans le commun des sorties de guerre - à l’image des deux guerres mondiales - ou dans une anthropologie de la cruauté (via Véronique Nahoum-Grappe).

En quatre parties (les violences, les corps, l’espace et le temps), Malika Rahal restitue la tectonique 1962 qui va embarquer, pour le meilleur et pour le pire, Français d’Algérie, réfugiés algériens de Tunisie et du Maroc (300 000), détenus des camps (un quart de la population colonisée), libérés des prisons, démobilisés de l’Armée de libération nationale (ALN), harkis, militants messalistes, émigrés, femmes, toutes celles et tous ceux qui émergent de la domination coloniale. Elle rend l’extraordinaire, la « ferveur » et l’« effervescence » du moment et, dans le même temps, lève le voile sur « le regard des perdants ».

Si 1962 constitue un paroxysme de violence, attisée d’abord par « la déferlante de l’OAS », puis par les violences de l’entre-soi et les débordements d’une foule « insaisissable et jeune », l’année est aussi, malgré les rumeurs et les peurs, celle des fusions, des spectaculaires festivités populaires et des expériences collectives fondatrices où les corps refont surface, se mêlent dans un moment de transgression généralisée.
« Faire corps », c’est d’abord « se compter », pleurer et célébrer celles et ceux qui ne reviendront pas ; alors « Les chercheurs d’os » (Tahar Djaout) partent dans une longue quête « des corps qui ne sont pas à leur place ». Il faut aussi soigner, nourrir, protéger, éduquer les corps et cela se fera, jusqu’à l’automne, à l’initiative d’individus, de groupes ou de structures locales. « Faire corps », c’est construire un entre- soi, trier entre ceux qui sont de la fête et ceux qui n’en sont pas - symboliques sont les corps « décharnés et durcis » des maquisards, versus ceux de l’armée des frontières « mieux nourris, vêtus de neuf et puissamment armés ». Ici aussi, 1962 renferme une dimension synchronique, « un paroxysme d’émotions festives et d’émotions du deuil entremêlées, où le chagrin est au cœur même de la joie ». Cela dans un « pays-fourmilière », sens dessus dessous, secoué par les départs de la « population coloniale », l’apartheid imposé par l’Organisation de l’armée secrète (OAS), « l’héritage » des terres et des biens vacants, un renversement de l’espace colonial à l’origine
d’« une mixité sociale inédite », les départs, les retours et les installations dans les camps, les visites, quasi touristiques, des paysages et des lieux hier interdits. Le territoire, lui, est objet d’enjeux et de rapports de pouvoirs multiples, de contrôles - moins entre l’armée française et l’ALN qu’entre les troupes algériennes. L’espace, c’est enfin le sol où l’armée française a abandonné, refusant d’en donner les plans, quelque 12 millions de mines antipersonnel !
Parce qu’elle « bouleverse le rapport que l’on entretient avec le passé, le présent et l’avenir et, ainsi, la conscience que l’on a de soi » 1962 est une « révolution ». Elle est à la fois un point d’arrivée et une étape dans un processus long ; une réappropriation d’un passé qui ne meurt pas et « une manufacture de futurs multiples » ; une évidence historique et une incertitude en devenir. 1962, année polysémique et géminée, résisterait aux théories bien huilées. On n’enferme pas 1962 - et le peuple algérien - « en y plaquant des interprétations ultérieures ». À propos « de ces avenirs qui n’ont jamais vu le jour », l’auteure écrit : « Cette multiplication des anticipations “fausses” participe de la nature de 1962 et de la fluidité d’un temps fait de projections et de décisions constamment revues. » Jusqu’au « fleuve détourné » de son cours ?