Garde le silence
Susie Steiner, traduit de l’anglais par Yoko Lacour, Paris, Les Arènes, 2021, 416 p., 20 €, réédition Livre de poche, 2022
Journaliste pendant vingt ans, dont onze au Guardian, Susie Steiner s’est reconvertie au polar et avec raison, car elle connaît, depuis, un large succès auprès du grand public. En 2013, elle publie son premier roman, Homecoming salué par la critique, avant d’ouvrir une trilogie dont Garde le silence est le troisième volet. On y retrouve l’inspectrice Manon Bradshaw encadrée de son compagnon Mark, de Fly, le dernier né, et de Teddy, le fiston métis adopté.
Sur fond d’universelles considérations existentielles (le couple, la maladie du conjoint, l’éducation des enfants, le goutte- à-goutte assassin du quotidien, la fatigue des corps et du désir, les bisbilles au travail.) et socio-politiques (montée du racisme, des fake news et d’une modernité de moraline et d’émotion version Twitter), l’inspectrice mène l’enquête : un pendu vient d’être découvert dans le parc d’une banlieue de Londres avec ce mot accroché au pantalon : « Les morts ne peuvent pas parler. » La victime se nomme Lukas Balsys, il est immigré lituanien. La plongée dans le monde de l’immigration clandestine peut commencer, le tout dans une Grande-Bretagne post-Brexit.
Flanquée de l’inspecteur Davy, en instance de mariage mais plutôt magnétisé par les formes de Bridget, Manon enquête dans un foyer d’immigrés où les hommes se montrent peu coopératifs. Ils sont terrorisés par Edikas, celui qui, avec son molosse de chien, fait régner la loi au sein de ses ouailles esclavagisées. Personne ne bronche ! Bienvenue à « Little Lithuania », l’immigration clandestine version est-européenne ou quand l’Eldorado devient un miroir aux alouettes. On pourrait croire la soumission volontaire, mais en fait, chacun est pris à la gorge : par la violence des criminels, par l’abrutissement des horaires, des conditions de travail et de logement, par le manque de sommeil, les doses de Tramadol et d’alcool mêlées. Par la peur du dehors aussi : il y a la barrière de la langue, l’impossibilité de porter plainte, l’hostilité ambiante, les papiers d’identité et les cartes bancaires qui leur ont été enlevés et, enfin, parce que les premières victimes de la moindre rébellion seront les familles restées au pays. Lukas, comme son ami Matis, était originaire de Klaïpeda en Lituanie, « la troisième nation la plus malheureuse du monde », après le Tchad et la Syrie ! C’est peut-être là que se trouve une partie de la réponse : dans la quête d’idéal, « d’opportunités », d’émancipation de Matis qui ne veut « plus être lituanien », tandis que Lukas verse dans un pessimisme dépressif. « Voyager ouvrait peut-être l’esprit, mais cela pouvait aussi rétrécir l’existence. » Les Tucker sont les voisins du foyer. Monsieur vote Ukip et râle contre ces « envahisseurs » qui ont réduit la valeur de sa maison à peanuts. Madame, elle, batifole avec Lukas. Les groupuscules d’extrême droite du quartier manifestent devant le foyer, histoire de réexpédier tout ce beau monde chez lui et de boucler l’entrée du pays à double tour.
La recherche du ou des coupables peut commencer : suicide ? Mari raciste et jaloux ? Avertissement des gros bras de la filière clandestine ? Querelle entre immigrés ? Culpabilité de Matis pour avoir entraîné Lukas sur les routes de l’exil ? À moins qu’il ne s’agisse du père d’Elise et de ses affidés d’extrême droite ? À 17 ans, la gamine confond amour et biologie dans les bras de Matis qui ne lorgne, lui, que sur les 10 000 livres qu’il pourra lui soutirer, pour en jouir avec la ténébreuse Oksana. Nulle sensiblerie ou sentimentalisme à l’eau tiède dans cette immersion, policière et sociétale, dans le drame de l’immigration clandestine. Est-ce le résultat des années de journalisme de l’auteure ? En tout cas, « notre » héroïne pose sur les faits un regard froid et caustique, dénué de toute illusion - voir le passage où elle explique ce qui attend le mari qui s’apprête à quitter « bobonne » pour une jeunette. Cela donne un récit particulièrement distancé, doux-amer, et parfois. réjouissant. Il faut dire que Manon annonce la couleur : « Il y a peu de gens que j’aime vraiment. Presque personne en fait. » Le lecteur est armé. Il ne lui reste à découvrir que le meilleur.