Article de dossier/point sur

Introduction

Au tournant des années 2020, les musées connaissent de profondes remises en causes de leurs missions. Lieux de conservation du patrimoine et de la création, ils sont de plus en plus interpellés par la société civile afin que chaque citoyen trouve sa place dans ces centres artistiques et culturels parfois considérés comme élitistes et diffusant un savoir établi.

directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration, organisateur du symposium "Musées partagés/Sharing Museums"

Il existe une demande sociale de plus en plus forte de reconnaissance de la diversité des sociétés, de leur histoire singulière, de leurs identités multiples, et de leur participation à la vie démocratique. Ces transformations répondent à des situations différentes à travers le monde : en Europe, en Amérique du Nord, dans les pays anciennement colonisés. Nombre de réflexions ont été menées sur ces sujets depuis une vingtaine d’années. Pourtant, les institutions muséales doivent composer avec des réalités bien ancrées : origines sociales et formation intellectuelle des conservateurs, budgets contraints, habitudes des publics, enjeux politiques et géopolitiques. Face à cette interpellation, il m’a semblé nécessaire d’organiser un colloque international au Musée national de l’histoire de l’immigration, au sein du Palais de la Porte Dorée, amenant les professionnels des musées, les scientifiques, les acteurs culturels et de la société civile à analyser et à confronter leurs points de vue sur cette évolution récente ; ouvrir la réflexion, comparer les points de blocage et les pratiques vertueuses, et contribuer à faire des musées un lieu de partage, de débats et d’histoire commune.

Répondre à la demande sociale

Trois problématiques ont été débattues lors de ce symposium. La première portait sur les musées des
migrations face aux défis du XXIe siècle. Beaucoup sont en voie de création ou de renouvellement. Comment répondent-ils aux enjeux de transition de nos sociétés, pour se penser dans une humanité commune faite d’histoires particulières ? Quelle place donner à l’histoire, à la question patrimoniale, au numérique ? Comment associer les publics en général, les diasporas et les communautés ? Quelle est la place accordée aux droits culturels dans ces évolutions ? Comment les artistes et la création contemporaine contribuent-ils à façonner un nouveau regard ? Le Musée national de l’histoire de l’immigration s’est dernièrement posé toutes ces questions lorsqu’il a lancé la refonte de son parcours permanent.

Ensuite, comment les musées prennent-ils en compte la diversité ? Le terme, dont le sens varie considérablement d’un pays à l’autre, définit largement les politiques de tolérance et d’inclusion de groupes de personnes qui diffèrent par leurs origines géographiques, socioculturelles, religieuses, etc. Comment les musées transforment-ils leur gouvernance, leurs approches et les contenus présentés ? Quelles sont les spécificités de chaque pays, entre un universalisme fédérateur en France, et une prise en compte systématique des communautés en Amérique du Nord ?

La dernière journée portait sur les restitutions. Le Palais de la Porte Dorée, anciennement Palais des Colonies, inauguré en 1931, constitue une incarnation de l’ère coloniale. Comme nombre de musées, il est aux prises avec les mémoires postcoloniales contemporaines, même si les collections africaines et océaniennes sont désormais conservées par le musée du Quai Branly. La quasi-totalité du patrimoine des pays d’Afrique
subsahariens est conservée hors du continent. Les institutions muséales d’Europe et d’Amérique du Nord sont interpellées sur la manière dont leurs collections ont été constituées, sur leurs scénographies et sur leurs discours. La présence, dans leurs collections d’objets africains, dont l’appropriation fut le fruit de la situation coloniale, est particulièrement dénoncée. Quelles conséquences pour les musées européens et africains ?

Mettre en scène le dialogue des points de vue

Au cours de ces trois journées, la collaboration, l’écoute, la patience, la participation ont été mis en avant comme déterminants pour faire évoluer les choses. D’autres notions qui n’ont pas le même sens
partout ont été invoquées, comme la diversité, l’équité, et l’inclusion, des concepts de référence en
Amérique du Nord, peu connus en France. De nouvelles approches mettent en avant l’entremêlement, le décentrement ; des préoccupations de justice, la déhiérarchisation des points de vue et la prise en compte de toutes les histoires, celles des scientifiques, mais aussi celles des "principaux concernés", à travers les associations, les acteurs de la société civile, et celles des citoyens, des publics.

Entre les professionnels de musée et ces différentes voix, l’équilibre varie selon les lieux et les décennies. Autre élément souvent souligné : la nécessité de connaître les attentes, d’aller vers ceux que l’on veut voir faire partie de l’histoire commune, sans penser qu’ils viendront spontanément au musée.

Entre les bonnes intentions et les réalisations, il y a un chemin souvent long, où chaque étape compte.
Qui prend les orientations stratégiques, quelles sont les environnements humains des directrices et directeurs, peut-on parler au nom de ceux qui ne sont pas représentés ? L’un des enjeux est de passer de l’« outreach » à l’« inreach », pour reprendre des termes anglais : concevoir non plus pour des communautés, des publics particuliers, mais intégrer au sein des équipes des personnes partageant les mêmes engagements et le même quotidien. Quelles actions sont mises en avant, quels sont les moyens dédiés, notamment lorsque les équipes et les budgets sont réduits, obligeant souvent
à se concentrer sur le quotidien ? Il s’agit souvent d’engagements à contre-courant des usages, pour lesquels une conviction commune est essentielle.

Inventer de nouvelles narrations

Plusieurs intervenants ont insisté sur l’importance de la régularité et de la durée : changer les habitudes prend du temps, et il faut non seulement multiplier les actions, mais aussi les rendre récurrentes. Il ne s’agit pas de quelques offres, mais bien de repenser le discours dans son ensemble, ou le "narratif" pour reprendre un terme en vogue. Plutôt que de réécrire l’histoire ou d’en occulter certaines facettes, il est nécessaire d’en déployer toutes les dimensions.

Après avoir affirmé les objectifs, il est nécessaire d’identifier des étapes réalisables. Vouloir tout transformer d’un coup est le meilleur moyen de ne rien faire. Renée Franklin a décrit comment il a fallu
vingt ans à son musée pour devenir désirable par certaines communautés, pour faire venir ceux qui ne se sentaient pas représentés par l’institution, et faire qu’ils soient constitutifs de l’institution. Souhaitons
que les expériences ici partagées deviennent source d’inspiration et permettent des évolutions rapides.

Organiser un symposium international de trois jours n’aurait pu se faire sans l’engagement de tous, à commencer par les intervenants, qui ont consacré un peu de leur précieux temps à échanger publiquement. La direction générale du Palais de la Porte Dorée, Pap Ndiaye puis Constance Rivière, ont d’emblée porté le projet. Les équipes du Palais ont oeuvré à la conception et l’organisation, notamment Agnès Arquez-Roth, Benjamine Weill, Frédéric Callens, Isabelle Renard, Marie Poinsot, Thibaud Giraudeau, Léa Lamouroux, Fanny Morère, Louise Luquet, Nicolas Treiber. Le soutien de la Terra Foundation (Amy Zinck, vice-présidente exécutive, Turry M. Flucker, vice-président des collections et partenariats, et Francesca Rose, directrice déléguée à Paris) a été décisif. Soutenant habituellement des expositions, elle a souhaité réorienter son action vers la réflexion et le débat d’idées, notamment dans un contexte de montée des nationalismes en Europe. Le ministère de la Culture et notamment le service des musées de France (Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations ; Bénédicte Rolland-Villemot, chargée du contrôle scientifique et technique des musées de société ; Christelle Creff, cheffe du service des musées de France), l’ambassade des États-Unis d’Amérique en France (Mark Toner, chef de mission adjoint par intérim, Sophie Nadeau, responsable du développement et des partenariats) et l’association French American Museum Exchange (Emilie Vanhaesebroucke, directrice déléguée de FRAME France, et Anne-Solène Rolland, coprésidente de FRAME ès fonction lorsqu’elle était cheffe du Service des musées de France, et leur homologue américain, William Beekmanont), ont généreusement soutenu le projet. Gegê Leme Joseph, Senior Program Manager, Africa, Latin America and the Caribbean de l’International Coalition of Sites of Conscience a mis au service du projet son réseau et sa connaissance des enjeux.