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Le grand pillage / Les Otages. Contre-histoire d'un butin colonial

Le grand pillage

Yannick Le Marec, Paris, Arléa, 2022, 208 p., 18 €

Les Otages. Contre-histoire d’un butin colonial

Taina Tervonen, Paris, Marchialy, 2022, 300 p., 20 €

Secrétaire de rédaction

Deux passionnants essais rendent compte des pillages coloniaux menés par l'Armée française en Afrique et en Chine, entre la fin du XIXe et la Première Guerre mondiale.

Le sabre et l’enfant

Avec Les Otages. Contre histoire d’un butin colonial (Marchialy, 2022), la journaliste Taina Tervonen a mené l’enquête sur le trésor de Ségou, la capitale de l’Empire toucouleur, actuel Mali, prise le 6 avril 1890 par les troupes françaises commandées par le colonel Louis Archinard (1850-1932). Ce dernier ramène dans ses bagages quantité d’objets de valeurs, dont un sabre qu’il attribue au conquérant toucouleur El Hadj Oumar Foutiyou Tall, et un enfant qu’il a enlevé, Abdoulaye, fils d’Ahmadou Tall, alors roi de Ségou, et petit-fils d’El Hadj Oumar. Le sabre sera restitué officiellement par la France au Sénégal en 2019. L’enfant, qui deviendra le premier élève noir de l’école militaire de Saint-Cyr, mourra jeune. Partie sur les traces des objets dérobés et de celles du jeune homme, l’auteure conduit des recherches durant deux ans entre le Sénégal et la France, dans tous les principaux fonds d’archives portant sur les expéditions d’Archinard. Elle épluche les journaux de marche, les inventaires des caisses d’objets dérobés, la correspondance militaire, les archives scolaires de Saint-Cyr. et recueille surtout des paroles, celles de la famille Tall, comme celles des conservateurs qui, en France, mènent actuellement des recherches de provenance sur les artefacts coloniaux. Cette arme métisse, composée d’une lame

de fabrication française et d’un pommeau toucouleur, est-elle bien le sabre d’El Hadj Omar ? Quelles sont les sources qui en attestent l’authenticité sinon Archinard lui-même ? Comment être certain que cette arme, prise dans les mains du jeune Abdoulaye qui la brandissait pour défendre sa famille, soit bien celle restituée au Sénégal 120 ans plus tard ? L’enquête, qui achoppe sur les contradictions et les zones d’ombre des sources matérielles, conduit surtout à restituer sa voix à l’enfant capturé et recueilli en France par des proches d’Archinard. Abdou Lahi, comme il signait dans ses lettres au colonel devenu général, n’est pas seulement un otage. Il incarne les paradoxes de la relation coloniale avec ce militaire qui est à la fois son ravisseur et son bienfaiteur. Mort de la tuberculose à 20 ans, Abdoulaye, fils d’Ahmadou Tall, a eu le temps, en témoigne sa correspondance, de prendre la mesure du double discours colonial, de son impossible destin de futur officier dans l’armée qui a fait de lui un prince déchu.

La rapine coloniale

Dans Le grand pillage, l’historien et écrivain Yannick Le Marec invite à une autre plongée, cette fois dans la Chine mise en coupe réglée par les puissances occidentales. De la deuxième guerre de l’opium, marquée par le sac du Palais d’été en 1860, à la guerre des boxers de 1901 qui s’achève par le pillage de la Cité interdite, dont Loti est le témoin, des millions d’objets ont été arrachés à la culture chinoise. La mode est aux discours ethnologiques mâtinés d’exotisme ; le détour par l’autre, dont l’altérité fantasmée sert la célébration de soi. Sur le plan littéraire, cet exotisme colonial est reproché par Segalen à son illustre devancier, Loti. Mais, même s’il donne pour but à sa démarche littéraire d’aller chercher, pour l’écrire, l’absolument autre, Segalen reste prisonnier des préjugés de son temps. Selon Le Marec, « l’Autre n’est pas les autres ; l’Autre est un rêve dans lequel les autres n’ont pas leur place ; l’Autre est un monde poétique ». Ainsi, Segalen s’intéresse beaucoup moins aux gens qu’aux œuvres et aux artefacts rescapés des pillages, qui surnagent, selon lui, au milieu de cultures en plein naufrage. Grâce à une lecture précise des œuvres et du journal de Segalen, Le Marec restitue donc le déroulé de ses différentes expéditions en Chine, dont l’une avec l’ami Augusto, l’aristocrate Auguste Gilbert de Voisins. Il décrit leur convoitise à tous deux, en août 1909, devant une pagode où trône un Bouddha décrépit : « En Chine, Segalen et Gilbert de Voisins se comportent comme les vaillants soldats de Hué arrachant les têtes de bouddhas ; dans la cité incendiée, Loti n’en voyait plus, tellement on en avait emportés. » Répétant le geste de rapine coloniale, les deux hommes vont sectionner la tête et

l’emporter. Comme le sabre et l’enfant au Sénégal. Volés, capturés, pris sans aucune forme de procès.

Les objets blessés

Yannick Le Marec attire l’attention sur une autre scène de décollation, qui concerne Loti cette fois, et dont le résultat est toujours visible dans le hall du musée du quai Branly à Paris. Il s’agit de la tête du moaï dérobée par l’équipage du Flore en 1871, dont Loti faisait partie. Une tête donc qui trône dans le hall d’un grand musée national français. Devant cette tête, Le Marec invite à changer de perspective, décentrer le regard, passer en dessous, à la recherche des striures, des éclats de pierre, des marques de coups, des traces du vol. Il s’agit de la même invite, la même émotion que partage Taina Tervonen, et que tous deux transmettent au lecteur : l’attention aux blessures que l’histoire coloniale a portées sur les artefacts dérobés. Un dernier exemple, le tabala, tambour en peau de cuir, pris par Archinard à Ségou et donné par ses soins au Musée du Havre où il est conservé. Sa peau est fendue, comme pour l’empêcher à jamais de résonner à nouveau. Dans le silence de leurs réserves, ces objets qui portent les marques tangibles de la violence, sont comme les membres fantômes de l’histoire coloniale.