Champs libres : livres

Le jardin des couscous. Recettes de la tradition juive tunisienne

Simon Nizard, Paris, L’Harmattan, 2021, 192 p., 19 €.

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

L’heureuse originalité de ce livre de cuisine traditionnelle juive tunisienne est de mettre en scène la trentaine de recettes détaillées et livrées sans secrets. De les dresser dans leur environnement social, culturel, familial, affectif et même historique. Le lecteur, chapitre après chapitre, partage avec Camouma et sa fille Esther la confection d’un plat pour en savourer ensuite les saveurs avec la toujours joyeuse tablée. Ces esquisses, délicates et sensibles, sont servies par un tout aussi roboratif talent de conteur.

On comprend pourquoi Zammit, envoûté par les boulettes de poissons d’Esther qui ornent le couscous du mardi, expédie sa femme pour en apprendre les secrets de fabrication. De même, si un matin, en ouvrant votre boutique, vous trouvez trois beaux poulets attachés qui vous attendent devant votre vitrine, point de surprise. C’est le vieux Mokhtar qui les a déposés, pour le couscous au poulet et aux boulettes blanches du jeudi. Et ainsi défilent les recettes non de couscous mais des couscous (de shabbat, au mérou, de verdure, au carvi, aux grenades.) agrémentées d’autres plats fameux comme la bkaïla, le maakoud ou les haricots au cumin, « loubia bel kammoun avec un os à moelle de mammouth » que les mabouls mangent toute l’année, et pas seulement l’hiver !

Sans oublier les savoureuses salades sans lesquelles la kémia ne serait pas la kémia. Avec son indispensable et fraîche boukha ! À consommer sans modération. Ce livre est la réédition, heureuse, d’une première parution qui avait, allez savoir pourquoi, disparue de ma bibliothèque. Un conseil : surveillez bien ce trésor. Bien sûr, il y a le ton et la phrase généreuse (« vous me donnez un verre d’eau de Vittel et une pincée de sel, je vous fais la Méditerranée avec tous ses poissons […] »). Mais il y a surtout les recettes, détaillées - sur 5, 6 et même 8 pages ! -, uniques souvent (voir le miel pour les makrouts), conviviales et œcuméniques. Il n’est pas certain, certes, qu’elles conviennent à notre modernité d’oiseau en cage, affairé (par principe), gros de son importance et maigre en calories. Mais si, une fois l’an, on s’accorde le plaisir d’un de ces couscous, histoire de repousser le « couscous-légumes-pois chiches », « plat terroriste [qui] se dresse comme l’arbre cache la forêt », alors Nizard aura réussi son coup, au-delà du seul bonheur de le lire.

Bien sûr, Nizard évoque ici « la fin d’un monde », les années 1950 dans une petite ville d’Afrique du Nord, dans la maison de Hadj Mahmoud où se mêlent « quatre familles, trois religions et neuf prières ». Ici la religion est autrement douce, quand Dieu s’invite, c’est pour descendre dans le patio humer les effluves d’un couscous au mérou. Cette « vie infime, domestique, d’un petit groupe humain, ponctuée par l’acte social majeur de manger » ressuscite, grâce à un homme de 70 ans, « un vieil éléphant, alerte, lucide et veuf. Mais pas du tout un de ces veufs aigris, prostrés ou acariâtres, non ! Juste un peu délicatement triste ». « Il y a des spécialistes pour le tic-tac officiel du malheur des hommes » dit-il. Alors, il glisse « le souvenir d’une fragile mosaïque humaine, […] lapereaux apeurés sous le vol de l’aigle, nous avons vécu non pas ensemble, ce serait mentir, mais côte à côte […]. Non pas ensemble, mais rassemblés, immense tout petit miracle, humble et patient, entre des personnes de bonne volonté ».

Dans la famille, la garniture aussi a ses couleurs : le narrateur est un « laïque républicain », quand Prosper, le beau-frère, un « sioniste et traditionaliste » : « lui, ange du guet à l’aplomb du désert des Tartares, moi guetteur des deltas, sentinelles des estuaires, éclusier des embouchures, garant illuminé de l’accès à la mer, aux libertés ». Comme il y a le lumineux rire d’Esther, « ce rire ! Plus efficace que tout l’encens des canouns pour tenir en respect le malheur au ras du cœur ». Quand arrive l’heure noire de la décision, on parle « tactique » et « stratégie », Clausewitz est à table ! Partir ? Mais où ? Israël ou la France ? Et cette recommandation : « Williams, mon fils ! Écoute-moi bien, / Lorsque tu seras là-bas, / peut-être bien au cœur de la douceur angevine, / N’accepte pas la hiérarchie entre les étrangers. / Même si elle semble t’avantager, ce ne serait / qu’une pause, un répit, une apparence, une illusion. / N’oublie pas. N’oublie jamais ! » Quant aux Tunisiens, ceux qui restent - ils sont aussi Algériens ou Marocains -, qu’est-ce qu’on peut dire ? demande Esther. « Il faut dire qu’on n’aura pas su vous retenir » lui répond Baba Mahmoud. « Contre la méchanceté définitive du monde, nous préparons des makrouds et des manicoutis comme on s’abriterait des bombardements sous des feuilles de brick ou de papier de riz. » Aux abris, et fissa !