Mokhtar et le figuier
Abdelkader Djemaï, Paris, Le Pommier, 2022, 128p., 14€
Voici le 23e livre écrit par Abdelkader Djemaï auteur de romans, récits, nouvelles et autres chroniques. On y retrouve sa marque de fabrique ; une langue simple, tout en rondeur et douceur, confortablement installée dans des phrases ramassées et fignolées. Sans oublier ce goût pour les mots, cajolés comme autant de promesses de voyages, de géographies nouvelles et d’horizons insoupçonnés. Chez Djemaï, pas de grosses ficelles idéologiques ou de messages pesants : la marche collective de l’humanité, ballottée par les vents contraires de l’Histoire, y est subtilement mais puissamment suggérée, évoquée à l’aide d’une image furtive, d’une couleur, d’une sensation ou d’un sentiment, de souvenirs que l’on ne peut prétendre avoir oubliés dès lors « que nous nous souvenons d’avoir oublié » comme dit Saint Augustin, cité en exergue.
Si Djemaï ne catéchise pas, il ne faut pas croire que le bougre est sans pensée, mais ici, elle se donne avec mesure, délicatesse, à hauteur d’une humanité, tourmentée et accablée certes, mais toujours digne et probe. Fidélité des origines ! Mokhtar et le figuier, c’est un peu Le Fils du pauvre en Oranie, et cette part autobiographique qui veut qu’Abdelkader Djemaï sait qu’il est un miraculé : rescapé de l’Algérie coloniale, survivant de la guerre et de la misère, arraché à l’analphabétisme. Le récit court du début des années 1950 à 1962, des signes annonciateurs de la guerre à l’indépendance du pays ; il est à cheval entre le douar d’origine où trois générations de la même famille partagent une vieille maison et une pièce louée dans un haouch de la grande ville qui rassemble plusieurs familles.
L’histoire est racontée par un enfant, Mokhtar : entre le figuier familial, « bon et généreux », et la découverte des mots. Entre enracinement et envolée. Abdelkader Djemaï revisite l’enfance, celles et ceux dont il n’a jamais perdu le souvenir : ce cercle invisible et méprisé d’une humanité oubliée non pas des dieux mais bien des hommes. Tout ici est dans le détail, l’attention au quotidien, aux objets usuels, aux deux récoltes annuelles de figues, à la cour transformée en « une grande cuisine à ciel ouvert », où toutes et tous partagent des moments de joies ou de peines, communient dans un même élan. Et cela s’inscrit dans le temps des origines et des traditions millénaires, dans une humble spiritualité de l’immanence, peuplée d’« esprits bienveillants et bénéfiques » que traduit, au dernier souffle, la simplicité de la dernière demeure. « Chaque famille reconnaissait ses tombes par une pierre inclinée. » Tout ici, sur ces « terres qui avant la colonisation avaient appartenu à leurs aïeux », est pénétré de solennité et d’éternité. En regard, il y a l’espace et le temps du colon, le trouble et l’éphémère : les aboiements des chiens de la ferme, l’exploitation des fellahs, la misère qui fait les enfants « dépenaillés, chétifs et les pieds nus », la vie des parturientes et des nouveaux-nés en sursis, la survie confiée au « Tout puissant » faute de toubib. Sans oublier « le bruit saccadé des pales des hélicoptères qui se dirigeaient, loin, vers les montagnes. Il se murmurait dans les douars que les hommes avaient rejoint le maquis ».
Pour échapper aux dangers, Mokhtar et sa famille abandonnent la maison familiale et le figuier pour les promesses et les mensonges de la grande ville. Dans le car qui les emmène, ils cachent leur « honte de voyager avec des Européens toujours bien habillés, propres et l’air sûr d’eux ». Plus tard, réduits à de « modestes et ordinaires » silhouettes, ils glissent « dans les rues et les avenues d’une ville qui n’était pas vraiment la leur ». Pourtant, la découverte de la ville, comme l’horizon qui se dessine au large de la mer, offrent à l’enfant la possibilité de « vivre un exaltant voyage, celui qui l’emmenait pour longtemps dans un monde qu’il ne connaissait pas ». Comme lorsqu’il est tombé « dans la grande marmite inépuisable et sans fond de la lecture » : « Il avait alors, comme les oiseaux et les insectes qui l’entouraient depuis son enfance, commencer à cueillir des brindilles de mots, les graines d’images et des grains de son d’une langue qui n’était pas celle de sa mère. Une langue devenue son nid d’écriture. » L’écriture, comme une promesse à ce « geste inattendu », ces huit lettres fragiles par sa mère tracées sur la paume de sa main droite. Un pacte secret.