Champs libres : films

Sous les figues

Film de Erige Sehiri (Tunisie, France, Suisse, Allemagne, 2022)

journaliste, critique de cinéma

Réalisatrice et productrice franco-tunisienne, Erige Sehiri développe au début de sa carrière des documentaires d’auteur souvent récompensés, notamment à Visions du réel, à l’IDFA ou encore à Cinemed. Son premier long-métrage documentaire, La Voie normale, restera à l’affiche durant six semaines dans les salles de cinéma tunisiennes.

C’est en 2021 qu’elle écrit, tourne et produit son premier long- métrage de fiction, Sous les figues, qui remporte plusieurs prix de post-production à La Mostra de Venise. Il est ensuite projeté à Cannes en 2022 à la Quinzaine des réalisateurs. Dans Sous les figues, on retrouve des éléments d’écriture documentaire au sein d’une fiction où les genres se marient harmonieusement. Erige Sehiri y développe avec talent un récit choral qui a pour cadre le Nord- Ouest de la Tunisie où des jeunes femmes travaillent à la récolte des figues. Sous le regard d’ouvrières plus âgées et également sous celui des hommes, elles flirtent, se taquinent et se disputent tout à la fois. Au fil de la journée qui s’écoule lentement, le verger, sorte d’unité de lieu, devient un théâtre d’émotions où se jouent les rêves et les espoirs de chacune.

Au départ, Erige Sehiri avait pour projet de tourner un film sur des jeunes qui animent une radio. Elle rencontre alors Fidé Fdhili, pour laquelle elle a eu un coup de cœur, et dont les sœurs Ameni (Sana) et Feten (Melek) participeront au film. La réalisatrice collait alors des affiches sur le mur d’un lycée pour faire son casting dans la région rurale du Nord-Ouest de la Tunisie. Peu intéressée au départ par le casting, Fidé a fini par auditionner. Interrogée sur ce qu’elle faisait l’été, elle répond à Erige qu’elle travaille dans les champs et lui propose même de l’accompagner pendant une journée. « Je suis donc allée voir ces femmes au labeur », raconte la réalisatrice qui décide alors de modifier son film.

« Ces ouvrières agricoles m’ont émue, j’ai discuté avec elles, de ce qu’elles vivaient au quotidien, de leur manière de travailler, de leur relation avec les hommes, du patriarcat : il y avait déjà tellement de matière ! Je tenais à donner un visage à ces travailleuses habituellement invisibles… Je me suis mise alors à écrire en écoutant en boucle L’Estaca, un chant contestataire né sous Franco. Dans sa version arabe- tunisienne de Yesser Jradi, c’est un chant sur le labeur, l’amour et la liberté que j’ai tout naturellement choisi comme musique pour le générique du film. »

Erige Sehiri a une bonne connaissance du sujet, et pour cause : son propre père vient d’un village où la culture des figues occupe une place importante. « J’ai grandi au rythme de ces cueillettes. J’ai observé mon père entretenir ses figuiers, j’ai écouté ses explications sur la fécondation, la pollinisation. C’est d’ailleurs en réalité une fleur et pas un fruit ! et on ne mange que les figues d’arbres femelles. C’est aussi un fruit très sensuel, fragile mais aux feuilles robustes. Comme les personnages du film, les figuiers sont de très beaux arbres. Quand il fait vraiment chaud, ils offrent un abri, un répit. Ils nous enveloppent mais nous étouffent aussi un peu… Je souhaitais construire visuellement l’idée que ces filles sont également étouffées dans leurs vies forcément étriquées par manque d’opportunités et dans un environnement familial conservateur », conclut-elle.

Le film Sous les figues se déroule dans une sorte de huis clos à ciel ouvert, ce qui, lumière naturelle oblige, a contraint la jeune cinéaste à tourner avec une seule caméra, dans un seul décor principal.

Influencée par son parcours de documentaliste, la réalisatrice accorde avec souci du détail une importance aux gestes précis des cueilleuses. Elle explique : « On ne peut pas toucher les figues plusieurs fois, elles s’abîment très vite. C’est une cueillette à la fois précise et rapide et comme toutes ces filles travaillent réellement dans les champs, leurs gestes étaient naturels. »

Elle a choisi de travailler avec des acteurs et des actrices non professionnelles car elle souhaitait s’entourer de gens de la région. Elle a respecté le parler, le dialecte particulier de ce village d’origine berbère. Cet accent est très rare dans le cinéma tunisien car il peut sembler dépourvu de finesse. Ces jeunes filles habitent un territoire situé dans les terres mais le personnage masculin d’Abdou vient de Monastir, ville côtière et touristique plus permissive. Loin d’être tiraillés entre tradition et modernité, les personnages féminins sont en réalité totalement intégrés dans leur époque. Leurs dialogues et leurs échanges sont marqués du sceau de la liberté et de la sincérité. « Quand Fidé demande à quoi ressemble la vie à Monastir, s’il y a des touristes, du travail, elle souligne que les filles, bien qu’elles soient comme toutes les filles dans le monde, n’ont quand même pas les mêmes possibilités, car dans leur région elles vont au lycée et dans les champs et c’est à peu près tout. Ce que j’aime chez ces filles, c’est qu’elles sont à la croisée de plusieurs cultures, elles ont une identité arabe multiple et ça, ce n’est pas de la fiction ! »

Original et sensible à la condition féminine particulière, au travail et à l’environnement de ces jeunes femmes, Sous les figues est une réussite grâce au regard talentueux et généreux de sa réalisatrice.