Champs libres : films

Tirailleurs

Film d’Omar Sy (France, Sénégal, 2022)

journaliste, critique de cinéma

« Je ne m’explique pas pourquoi cette histoire de tirailleurs sénégalais issus de pays différents a été si peu racontée… Je n’ai pas d’explications… Je ne sais pas pourquoi, ni pour quelle raison on ignore encore cette partie de l’Histoire. Je sais juste qu’on n’en entend pas souvent parler, mais je me dis qu’on perd du temps à se demander pourquoi et qu’il est primordial aujourd’hui de la raconter. C’est tout. On a fait ce film pour cela. » Ces propos liminaires de la star franco-sénégalaise Omar Sy renvoient à l’original du projet Tirailleurs. Nous sommes en 2011, Omar Sy, engagé dans l’aventure du triomphal Intouchables, déjeune en cantine avec Mathieu Vadepied, le directeur photo du film d’Éric Toledano et Olivier Nakache. Il interroge Omar Sy : « Et si le soldat inconnu était sénégalais ? » Dix ans durant, le projet adoubé par le comédien va mûrir et se densifier avec l’apport d’un co-scénariste, en l’occurrence Olivier Demangel. Le groupe Gaumont s’embarque dans l’aventure et Tirailleurs finit par voir le jour avec Omar Sy comme coproducteur.

Mais le comédien a vieilli entretemps et, du rôle du fils, il passe à celui du père, tandis qu’Alassane Diong endosse le rôle du jeune homme prénommé Thierno. Celui-ci est enrôlé de force sous l’uniforme français, selon les méthodes chères à l’armée qui vont dépeupler de nombreux villages sénégalais. Bakary (Omar Sy) s’enrôle dès lors pour être près de son fils de 17 ans, craignant pour sa vie, et décidé à le protéger lors des combats. Envoyés sur le front, père et fils vont devoir affronter la guerre ensemble. Galvanisé par la fougue de son officier qui veut le conduire au cœur de la bataille, Thierno va progressivement s’affranchir et apprendre à devenir un homme, tandis que Bakary, de son côté, va tout faire pour l’arracher au combat et le ramener sain et sauf au village.

Le premier bataillon de tirailleurs a été créé par décret impérial en juillet 1857. Ce corps militaire a été constitué au sein de l’empire colonial français et composé de soldats africains du Maghreb à l’Afrique subsaharienne. C’est donc une longue histoire de France dont le pendant maghrébin renvoie au film Indigènes (2006) de Rachid Bouchareb, primé cette année-là au Festival de Cannes et qui réunissait le landerneau des acteurs franco- maghrébins Roschdy Zem, Jamel Debbouze, Sami Bouajila et Samy Naceri. Le corps sénégalais a inscrit son nom en participant à des moments de gloire, notamment à la défense de Reims en 1918, et a connu des tragédies telles que les massacres commis par la Wehrmacht à leur encontre lors de la Seconde Guerre mondiale. Quant aux tirailleurs dits « sénégalais » (venus du Sénégal, mais aussi de toute l’Afrique), ils sont montés au front aux côtés des poilus de métropole. Ils étaient près de 200 000 à combattre et 30 000 sont morts sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Beaucoup sont revenus blessés ou invalides. Les chiffres varient selon les sources. Mais si cela commence à changer, rares sont les livres et encore moins les films qui retracent leur histoire, sinon leur épopée. De même, leur présence dans les manuels scolaires occupe une portion congrue. En revanche, on se souvient de l’image dégradante du tirailleur sénégalais laissée par la publicité, le fameux « Y’a bon Banania ». On ne connaît pas le nombre de tirailleurs recrutés de force, parfois avec violence. Ils ont été enrôlés dans toutes les guerres coloniales, dont l’Indochine et l’Algérie. Ce corps militaire a finalement été dissous en 1960.

Le cœur du film se déroule entre le village transformé en campement des troupes africaines et les montées régulières au front. La folie meurtrière, la peur vissée au corps et le chaos des scènes de tranchées et d’assauts sont remarquablement mis en scène avec force plans-séquences. Bakary et la relation avec son fils constituent la dramaturgie du film, le père n’ayant que pour seul objectif de « foutre le camp de ce chaos » qui, selon lui, ne les concerne pas. Thierno parle français tandis que son père s’exprime uniquement en langue peule, ce qui ajoute à la crédibilité des situations. Le fils est pris en amitié par le jeune lieutenant Chambreau, fils de général, qui lui insuffle la foi du combat patriotique.

Jacques Mandelbaum du journal Le Monde remarque à dessein « que cette trame intimiste déchirante et tragique tient le film et se révèle doublement intelligente ». Omar Sy, dans un contre-emploi par rapport à ses précédentes prestations, est tout en sobriété et en jeu intérieur, ajoutant un élément à sa riche palette d’acteur. Mathieu Vadepied précise : « Nous avons voulu absolument que le film puisse être regardé par le public le plus large possible : les enfants comme les anciens, ceux qui sont concernés par le récit comme ceux qui pensent n’avoir rien à voir avec l’histoire… »

Après Indigènes, Tirailleurs ouvre une page supplémentaire quant à la constitution d’une mémoire, dans laquelle le film veut rendre hommage à ces combattants de l’oubli.