La mélancolie du monde sauvage
Katrina Kalda, Paris, Gallimard, 2021, 280 p., 20 €
Après Le pays où les arbres n’ont pas d’ombre, Katrina Kalda poursuit son exploration de nos sociétés dans ce roman protéiforme où, à partir peut-être de l’interrogation dostoïevskienne – la beauté sauvera-t-elle le monde ? –, elle raconte le parcours de Sabrina, jeune fille, née pauvre, dans un quartier pauvre, où la laideur et la bêtise se sont incrustées jusque dans les têtes, élevée par une mère seule, alcoolique, inadaptée à « la civilisation du produit éphémère ». « Maman me possédait, moi, Sabrina »… mais Sabrina va partir, se détacher, de sa ville, Calais, spectacle d’une autre désespérance, celles des migrants. Il n’y a plus ici de contre-culture au règne de l’objet et de la surconsommation. Il n’y a pas que les tropiques qui sont « tristes », nos sociétés le deviennent tout autant, colonisées cette fois par une pensée uniformisée, une civilisation des « objets [qui] dévoraient notre attention, nos désirs et notre temps. Nos logements n’étaient pas assez grands pour les contenir ».
L’adolescente s’enfonce dans le tourbillon de ce trou noir, sans horizon. Jusqu’au jour où un professeur, « courageux », décide d’emmener sa classe, « regroupement de sauvages », visiter le musée Rodin à Paris. Devant « la Porte de l’Enfer », Sabrina rencontre « la beauté », elle découvre l’art et l’art changera le cours de sa vie. L’apaisera, la guérira. C’est ici que Katrina Kalda déploie une réflexion sur la fonction de l’art et des artistes, agrémenté de quelques références – critiques – à l’art contemporain. L’art doit-il « embellir la réalité » ou « nous confronter à sa laideur » ? Serait-il « chimère », « mensonge qui aide à vivre » ? Est-il « émanation de la matière » ou engagé ? L’art « des machines et la constance de la matière » ou celui « de l’ombre et de la lumière », « de l’éphémère et de l’incertain » ? Et le catalogue des « laideurs » est épais : injustice sociale, fragmentation de la société entre riches et puissant versus le reste de l’humanité (voir précédent roman), surconsommation, crise écologique et environnementale, société de données numériques, sécuritaire et de contrôles, perte de sens, uniformisation et déshumanisation, disparition des espèces… « mélancolie de la nature ». « Le monde était en train de basculer. Où était le point limite ? Quand le changement serait-il si évident que nous ne pourrions plus ne pas le voir ? » Sans oublier ces êtres qui, telles des ombres, traversent le roman depuis les terrains boueux de Calais jusqu’au Château de paille du côté de Digne chez Bachir et Sarah, là où ces migrants trouvent de quoi se réchauffer le corps et l’âme dans ce qu’il reste d’humanité. Car, « jour après jour, le flux se reconstituait, mû par un espoir qui circulait par-delà les océans, un espoir plus dense que les barbelés et plus obstiné que la police des frontières ». Partout en France, Sabrina et les autres forment « une chaîne d’êtres bienveillants […] prêts à accueillir ceux qui en ont besoin un jour, une semaine ou un mois ». Ainsi, « la beauté et la bonté, voilà ce que nous devrions tous poursuivre, chaque jour, sans concession ».
La beauté, Sabrina l’a trouvée dans l’art, mais aussi dans la nature. Elle finira par tout plaquer pour se mettre en phase avec elle-même, réapprendre les vertus du temps, du doute, de l’humilité, de la joie – comme Fleur, Flo, Bachir et Sarah et d’autres. Elle trouve refuge dans une nature et un espace préservé de la folie des hommes et des idées. Comme en contrepoint, le roman raconte, longuement, une bien étrange et toxique relation amoureuse qu’entretien Sabrina avec Vasil, sorte de gourou et prophète de bazar. Pourquoi cette histoire dans l’histoire ? Que disent l’irresponsabilité, les manipulations, les relations de Vasil avec les femmes ? Fussent-elles haut perchées, l’homme est perclus de certitudes. Il faut alors rappeler le vers d’Abû Nuwas, « c’est bégayer qu’il faut, au trébuchet de l’âme », et plus encore en ces temps où l’anxiété peut conduire à tous les besoins de certitude, ceux du passé, comme les promesses sans lendemain du futur.
Comme toujours chez Katrina Kalda, le roman est profond, traite de l’essentiel, aide si ce n’est à vivre, à tout le moins à s’orienter. Il est aussi le roman d’une génération sans repère, avançant « dans le labyrinthe d’un monde suspendu au-dessus du gouffre ». Existera-t-il encore demain « un refuge pour les fugitifs, pour ceux qui croiront être dans l’erreur et qui chercheront. Pour les survivants. Pour les fragiles. Pour ceux qui auront besoin de reprendre leur souffle » ? En tout cas d’ici là, « il faudra du courage ».