Champs libres : livres

Les Mots nus

Rouda, Paris, Liana Levi, 2022, 160 p., 17 €

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Rouda est un chanteur, rappeur, slameur, auteur-compositeur-interprète et poète. Depuis 2000, il est l’un des pionniers de la scène slam française, notamment en tant que membre fondateur du collectif 129H, collectif qui aide à diffuser la discipline y compris auprès des enfants. Ben, le narrateur des Mots nus, est né à Montreuil, comme son auteur, et comme lui, on le retrouve du côté de Ménilmontant. Le roman raconte la chronique d’un ado, « produit occidental » de banlieue, au fil des événements et des luttes sociales des décennies 1990 et 2000. Le tout livré sur fond d’une bande-son de première main où Wu-Tang Clan, NTM, MC Solaar croisent Gloria Gaynor, Cesária Évora ou Fairuz. Côté forme, il faut ajouter une chronologie des événements, petits et grands, s’appuyant sur une revue de presse particulièrement fouillée : depuis l’irruption des écrans plats et des ordinateurs de poche jusqu’aux questions géostratégiques mondiales – en passant par le FN et les émeutes de 2005 après la mort de Zyed et Bouna ou celles de 2007 à Villiers-le-Bel. Et il y a le fond : Qui est français ? De quoi la banlieue est-elle le nom ? L’usage, ou non, de la violence ; les multiples rapports de domination, sans oublier l’amour et l’amitié. Tout cela est abordé de front, avec vigueur mais sans prêchi-prêcha. Enlevé, enjoué, tendre et militant.

L’histoire commence à Montreuil, dans le 93. Cité Ernest Labrousse – l’historien du comment naissent les révolutions – qui devient « La Brousse ». Ben, blond aux yeux bleus, crèche du côté de la résidence pavillonnaire. Bénéficiant in situ de la protection des gitans, il est adopté par la cité voisine. Dévastés par la mort d’un enfant, ses parents se sont perdus. Cigarette pour l’une, alcool pour l’autre. Ben est proche de sa mère, la relation avec le père est plus difficile, malgré les silences et la distance – « c’est mieux de finir son assiette que de finir une phrase » –, une souterraine tendresse continue de lier le fils à son père.

Bon élève – « J’étais un vrai petit connard prétentieux. Un patron potentiel » –, Ben atterrit en fac à Paris. Un autre monde, où les filles étaient attirées par l’exotisme du gars de banlieue. Il rencontre deux amis, « le Corse » et « le Serbe », et l’amour. La métisse de mère bretonne et de père haïtien se prénomme Oriana. Tout pourrait couler pépère, entre petits trafics et grand amour dans une géographie précise : Belleville/Ménilmontant, les bistros, celui du Royal Mont-Cenis (18e) ou les Folies de Belleville tenu par Saadi, un vieux Kabyle. Et puis Ben sera rattrapé par la banlieue, les émeutes toujours le ramènent à La Brousse… au point de devenir non pas le leader, mais le symbole, l’incarnation involontaire d’une révolte. Le bon élève, sorte d’écrivain public du collectif, participera à la rédaction du premier texte des habitants de La Brousse dans lequel, dans un climat d’émeutes, ils déclarent leur amour de la France. Des mots nus comme des mains nues. En vain. La presse ne relaie pas et les politiques n’entendent pas. Quelle issue ?

Rouda écrit avec une légèreté déconcertante sur des sujets sérieux. Le style n’est pas une mise à distance, mais une étreinte, affectueuse et sensible, portée par la rythmique du hip-hop, l’âme poétique, l’oralité des dialogues (les longues phrases du Corse, mordantes du Serbe, les échanges en prison…), et surtout la tendresse du ton. L’océan de fureurs et d’injustices, de révoltes et de chagrins muets, par Rouda ici déchaîné, pourrait tout emporter. Rouda ne tombe pas dans cet écueil. Une autre musique monte, celle par Oriana murmurée – « on ne peut pas changer le monde, mais il faut tout faire pour qu’il ne nous change pas » –, celle scandée par le sage Saadi – « Faut pas être en colère » – rappelant une autre sagesse portée par la mère dans La Discrétion de Faïza Guène.

Alors restent les mots, le champ lexical, comme un champ de bataille, une bataille qu’il faut mener pour se faire comprendre, qu’il faut gagner contre ceux qui souillent les mots (journalistes, politiques, rappeurs, footballeurs, « mecs de stand-up », pros des ateliers d’écriture, télé…). Gagner contre cette langue qui déshumanise, qui réduit au silence et prive de mots. Une langue d’acronymes, pour mieux tenir à distance, de mots absents qui trahissent « ce qu’on a choisi d’oublier ; la misère et l’abandon, l’insalubrité et la stigmatisation ». Rouda n’est pas un démagogue, mais un poète et un pédagogue, un transmetteur qui sait que mal nommer les choses ajoute de la misère au monde selon la formule camusienne. Alors oui, les mots plutôt que la violence, ou plutôt la violence par les mots, les mots comme armes de guerre. Il y a enfin ces autres mots, muets ceux-là : les mots de l’amour. Comme un autre champ de bataille. Contre soi-même cette fois.