Champs libres : livres

Nous, les transgressives

Rahma Adjadj, Paris, Les Arènes, 2023, 208 pages, 18 €

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Il ne s’agit pas ici d’une resucée du reportage paru en 2020 que l’auteure a consacré à ces jeunes femmes, issues des migrations nord-africaines, qui dissimulent leur vie sentimentale à leur famille pour pouvoir aimer un homme blanc et/ou non musulman. Ici, la jeune journaliste parle à la première personne, se raconte, se met à nu. Courageusement, elle met sur la table sa double vie, ses doutes et ses fragilités, ses convictions, ses excès aussi de « transgressive ». Transgresser, ce n’est pas seulement mentir aux siens pour mieux s’émanciper, ce serait aussi dénoncer la société française. Ne plus se taire face aux siens, ne plus se taire face à une société qui obligerait à « intérioriser le racisme » et à « rejeter sa culture ».

Pas de reportage donc, mais une plongée dans l’histoire familiale – père immigré, travailleur, pénétré de valeurs et de comportements traditionnels ; mère, née en France, mariée jeune atteinte de troubles psychiatriques lourds et graves. Rahma Adjadj raconte son histoire, à partir de cette origine algérienne, ce contexte familial particulier, dans une ville, Maubeuge. Ce retour sur le passé vise à fournir les éléments permettant de comprendre pourquoi, aspirant à un semblant de liberté et d’émancipation, des jeunes femmes mentent pour vivre leur amour sans se couper des leurs, sans les heurter. Plutôt que de « mensonge », ne faudrait-il pas alors parler de ruse, cette ruse du métis faite d’intelligence pratique ? Ainsi, ce livre révèle le désarroi, les doutes et les confusions, les fragilités d’une jeune femme, par ailleurs forte et courageuse, sa quête d’équilibre et d’harmonie, avec les siens, avec sa société. Avec elle-même.

En deux longs chapitres, l’auteure raconte l’histoire du père et de la mère. Pour comprendre « ce lien patriarcal de cause à effet ». Pour les comprendre. Et peut-être déculpabiliser, « car aux sources du mensonge se trouvent deux mondes que tout oppose ». Et peut-être trois mondes, ceux du père, de la mère et celui de la fille. L’histoire racontée par Mohamed, le père, n’est pas celle que retient Rachida, la mère. Ces récits mis en miroir sont bouleversants. Et s’il ne fallait retenir que deux éléments de ces pages riches, ce seraient ces deux conseils : « Vous êtes les filles de la France… » dit le père à ses filles, énonçant en toute simplicité un fait, loin des confusions identitaires. « Faites ce que je n’ai jamais pu faire » leur dit Rachida, comme une invitation à s’émanciper. « L’école sera mon unique porte de sortie » écrit alors l’auteure qui deviendra, une « transclasse ». Se pose alors la question, universelle, de la trahison/fidélité et de son corollaire, la culpabilité : « comment écrire sur “ma” communauté, déjà stigmatisée, sans attiser son rejet » demande Rahma, qui craint d’être devenue, « une Maghrébine modèle », entendre « une sorte de collabo », parce qu’elle pourrait « contribuer à ces thèses racistes ». La question peut étonner, d’autant qu’à la lumière de l’histoire du mouvement national algérien ou des luttes immigrées des années 1970, ce genre d’interrogation – ou de pressions idéologiques – a condamné toute émancipation identitaire, féministe ou simplement individuelle. Et les craintes de l’auteure s’expriment ici aussi au nom d’autres réductions et essentialisations, au nom d’un autre ministère de l’Identité qui ne veut retenir que l’Arabe, le musulman, le racisé, le postcolonial, le voile et autre burkini et tout le toutim idéologique… Exit la diversité et la complexité des identités, pourtant louées en exergue par une citation d’Amin Maalouf.

Alors Rahma se veut transgressive, non plus seulement envers les « siens » mais aussi envers une France « structurellement » raciste, islamophobe, sexiste, empêtrée dans un imaginaire colonial, une fétichisation sexuelle et raciale des « beurettes », une diabolisation de l’homme musulman… En guise d’illustration, l’auteure relate son expérience dans le journalisme, ses amours – une galerie de zozos à pleurer, qui traduit moins l’imaginaire d’une génération et d’une société que les choix ou errements de l’auteure – et ses avis de procureure sur le racisme de ce « camp anti-islam » où pêle-mêle elle enferme Élisabeth Badinter, Ayaan Hirsi Ali, Oriana Fallaci… Pourtant, ce n’est pas du côté des entrepreneurs en islamisation qu’il faudrait chercher l’origine de ce qu’elle nomme, par euphémisme, « le repli », mais du racisme et du « mirage de la promesse républicaine » et, sans nuances : « comme ma famille avait pu l’être au temps des colonies, j’étais, à mon tour, désindividualisée, dénuée d’âme, de voix, de chair et de visage ». La France de 2023 serait l’Algérie de 1939, année du célèbre reportage d’Albert Camus…

« Le summum de mon malaise identitaire survient lorsque je me rends compte, à seize ans, que je suis vraiment algérienne [sic], et que malgré tous les efforts du monde, je ne pourrai jamais réécrire mon histoire » écrit Rahma Adjadj, comme si les conseils de papa et de maman n’avaient pas encore fait leur œuvre. Alors, par un besoin compréhensif d’« apaisement », elle se tourne vers les siens, « j’ai ardemment désiré m’y fondre, au point de renier ma propre matrice que je méprisais pour son infériorité [sic] », rêvant de se « blottir dans la chaleur de la norme » jusqu’à s’identifier à la série Aïcha de Yamina Benguigui, et romantiser une Algérie hors sol, idéalisée et fantasmée.

Reste l’essentiel : « malgré mes doutes contradictoires sur le bien-fondé de ma démarche, j’écris pour reprendre possession de mon récit, même si celui-ci peut conforter des stéréotypes, même s’il fait honte, même s’il fait tache. Ce récit est le mien ».