Éditorial

Une liberté de circulation sous tension

rédactrice en chef de la revue

Les migrations très anciennes qui ont construit l’Europe jusqu’à la fin du XXe siècle restent encore aujourd’hui invisibles, peu documentées et sous-estimées au regard des migrations extra-européennes qui occupent toute l’attention. La crise sanitaire de la Covid, le Brexit et la guerre en Ukraine rendent nécessaire le réexamen du système migratoire interne de l’Europe. Réalisé à l’issue d’une journée scientifique organisée par l’unité Migrations internationales de l’Ined dans le cadre d’un partenariat avec le Musée national de l’histoire de l’immigration, ce numéro entend déconstruire les formes et les enjeux contemporains de la libre circulation des Européens. Il permet ainsi de mettre au jour les frontières entre mobilités de travail et migrations d’asile qui caractérisent les circulations internes en Europe, alors qu’elles s’avèrent de plus en plus poreuses, voire interconnectées.

Radiographie de l’exil

L’exil de 8 millions d’Ukrainiens en Europe ravive l’histoire des migrations forcées de l’ère soviétique et des héritages politiques dans l’Europe centrale et orientale. Mais la réorientation du système migratoire de l’exil vers les pays du sud de l’Europe, notamment, s’explique par une migration ukrainienne de travail, objet de régularisations successives depuis la fin dernière décennie, dont les réseaux transnationaux ont été réactivés dans l’urgence de fuir la guerre. La solidarité envers les Ukrainiens dans les pays de l’Union est analysée sous l’angle du « privilège blanc » accordé aux migrants européens au détriment des migrations postcoloniales. Ce système de hiérarchisation stéréotypée, fondé sur des critères raciaux ou ethniques, a permis de légitimer la réception et la naturalisation rapide de l’émigration issue des pays d’Europe de l’Est, comme celle des Spätaussiedler d’ascendance allemande. C’est également

la raison pour laquelle le recrutement massif une main d’oeuvre européenne, comme l’immigration portugaise en France, reste privilégié.

Deux visages contrastés des migrations de travail

La liberté de circulation en Europe est incarnée par la figure emblématique des expatriés diplômés ayant acquis une culture cosmopolite via les programmes de l’agence Erasmus. Si cette liberté contribue à faire évoluer les migrations internes de travail, deux articles distinguent des mobilités plus hétérogènes qu’il n’y paraît. Le cas des migrations espagnoles vers les pays du Nord permet de distinguer différentes stratégies d’expatriation. L’attractivité des « eurocities » que sont Londres, Paris et Berlin, dépend des conditions d’installation proposées aux expatriés et de leur perception des milieux professionnels plus ou moins ouverts où ils s’insèrent. Par contraste, le « détachement » s’inscrit dans l’organisation d’une mobilité de travail destinée à satisfaire les besoins croissants d’un marché de la sous-traitance transnationale marqué par l’intensification du recrutement, la diversification des travailleurs migrants et une fragmentation statutaire.

So British ?

Les collections photographiques du Musée portent un regard sur l’immigration britannique résidant dans les espaces ruraux en France, très peu étudiée par les recherches académiques. La série Another Country de Rip Hopkins réalisée en Dordogne en 2010 met en scène avec humour des Anglais exilés à la campagne. À travers leur portrait de gentlemen farmers, parfois excentriques, elle dévoile les liens qui les attachent à leur pays d’accueil et à leur pays d’origine que le Brexit a plus ou moins distendus, mais aussi le poids des clichés culturels auxquels ils sont assignés et dont ils se jouent en

leur opposant des représentations singulières de soi.

Les Roms, plus grande minorité transnationale en Europe

Comment traduire l’isolement, la précarité et la marginalisation des populations roms de manière sensible si ce n’est par les regards mêlés de fierté et d’inquiétude de Mujesera, Toni, Locin et tant d’autres ? Une enquête photographique menée par Jean-François Joly depuis 1997 dresse les portraits, aux contrastes appuyés, d’une minorité de sept à huit millions de personnes que le processus de construction européenne tient à l’écart malgré la liberté de circulation. Cette acquisition du Musée entend inventorier les réalités humaines et donner la parole aux migrants les plus discriminés en Europe pour constituer ainsi les archives de demain.