1Trois questions aux commissaires
J’ai une famille réunit dix artistes installés en France dans les années 1980-1990 et appartenant à l’avant-garde chinoise. Comment la caractériser ?
Hou Hanru : Il n’y a pas d’unité de style, ces artistes ont des univers très différents. Tous se sont construits entre la Chine et l’Occident, en rejetant la formation académique du réalisme socialiste, en revisitant la tradition chinoise et en s’inspirant de l’art contemporain occidental avec des installations ou performances volontiers provocatrices. Critiques, ils partagent aussi une volonté de guérir par l’art notre monde en crise.
Évelyne Jouanno : C’est la première fois que ces dix artistes aujourd’hui internationalement reconnus sont réunis. L’exposition est pensée comme un tout organique articulant des œuvres-clés réalisées au cours des trois dernières décennies. L’exil, le postcolonialisme, la société de consommation, la place des nouvelles technologies, l’importance du féminin et celle de la spiritualité constituent des thématiques communes et les grandes sections de l’exposition.
Pourquoi ce titre ?
E. J. : Au-delà des langages personnels que ces artistes ont développés et de leur apport créatif incontestable, il s’agit aussi de mettre en lumière les liens d’amitié solidaires et durables qui se sont tissés depuis leur arrivée en France, dans un contexte de migration et de globalisation. La notion de « famille » est rare dans le monde de l’art contemporain. Elle joue pourtant un rôle moteur dans son organisation et est à valoriser à l’heure de l’individualisme. Ce titre fait par ailleurs écho à celui que nous avions choisi pour une première exposition organisée au Musée en 2011, déjà avec Isabelle Renard, directrice adjointe du Musée national de l’histoire de l’immigration, et portant sur la migration dans leur collection d’art contemporain : J’ai deux Amours.
Comment ces artistes racontent-ils dans l’exposition l’expérience de l’exil et de l’altérité ?
E. J. : Dès l’entrée le visiteur devra choisir entre deux accès surmontés de panneaux lumineux indiquant d’un côté « EC Nationals » (Ressortissants CE) et de l’autre « Others » (Autres), comme au point de contrôle des passeports dans un aéroport. Chacun des deux passages est délimité par une cage rappelant celle d’un lion. Des planches ayant séjourné dans la cage aux lions du Parc zoologique de Paris en portent encore les traces et les odeurs. Cette installation de Huang Yong Ping, une nouvelle version d’une œuvre conçue pour le CCA de Glasgow en 1993, témoigne de l’expérience de l’artiste “étranger” traversant les frontières, et de l’absurdité d’un monde globalisé où le contrôle des « autres » et la discrimination s’affichent dès l’arrivée dans un pays. Une réalité qui est toujours d’actualité.
H. H. : Shen Yuan évoque son expérience bouleversante de la migration avec une installation de chaussures chinoises traditionnelles et modernes pour femmes courant sur un mur. Il y a aussi la Round table de Chen Zhen. Elle est entourée de chaises provenant de différents pays et sur lesquelles il est impossible de s’asseoir. Une table de réunion imaginée pour les 50 ans de l’ONU et servie pour une discussion impossible. Au-delà de ces œuvres, l’expérience de l’altérité est au centre du travail de tous ces artistes. Pour eux, l’émigré n’est pas quelqu’un qui cherche un refuge mais qui voyage entre les cultures pour inventer un autre monde.
Entretien publié dans le Journal du Palais (numéro 24, septembre-novembre 2023). Propos recueillis par Elodie de Vreyer.