Je suis le peuple

Ensemble, ils forment un mémorable duo de cinéma, qui nous prend par la main près de deux heures durant pour raconter avec un sens jubilatoire du dialogue et de l’image la révolution égyptienne de janvier 2011, telle que l’a vécue un petit village des environs de Louxor, jusqu’à son enterrement en juillet 2013 par le coup d’État du maréchal al-Sissi.

Anna Roussillon réussit le tour de force d’abolir toutes les distances pour nous installer en amis de la famille dans ce foyer plein de vie, où se succèdent les événements, petits et grands, de l’existence. Entre deux manifestations cairotes géantes retransmises par l’omniprésente télévision, un personnage du film à part entière, la pénurie de gaz s’aggrave, les prix montent, l’électricité est toujours aussi aléatoire, et un cinquième enfant s’annonce dans la joie générale. La gent féminine du film, de la fille aînée de Farraj, à peine adolescente, à la rigolarde voisine à la bouche plantée d’or, refuse fermement de se laisser impressionner par la révolution. Tandis que peu à peu, aiguillonné par les questions et les avis d’Anna, Farraj, vibrant citoyen du monde, devient notre frère, y compris politique – qu’il fredonne, pieds-nus dans sa rizière, la chanson d’Oum Kalthoum que crachote sa vieille radio, qu’il assiste, captivé, grâce à la parabole qu’il vient d’installer sur son toit, au procès de Moubarak, ou qu’il se laisse emporter par l’allégresse en découvrant que "son" candidat, Morsi, a remporté une victoire qu’il croyait impossible… Drôle, émouvant, profond, un premier film d’une maîtrise et d’une intelligence rares.

Irène Berelowitch