2La genèse de l’exposition
Entretien avec Karima Dirèche et Benjamin Stora
Pourquoi une exposition sur les relations entre les juifs et les musulmans en France au Musée national de l’histoire de l’immigration ? Vous avez mené des travaux de recherche, réalisé des documentaires et publié des ouvrages sur cette thématique, qu’est-ce qui apparaît
comme spécifique ici ?
Karima Dirèche et Benjamin Stora – Aujourd’hui en 2022, les communautés juive et musulmane vivant en France sont les plus importantes d’Europe, en termes démographique et de visibilité dans les sociétés civiles. Cette exposition s’intéresse à la manière dont les transformations qu’ont connues ces communautés depuis le XIXe siècle expliquent en grande partie leur déplacement de l’Afrique du Nord vers la France dans la deuxième moitié du XXe siècle principalement. Elle met l’accent sur un deuxième déplacement qui consiste en un écart de temporalité entre ces deux communautés qui n’ont pas le même rapport à la France : lorsqu’en 1962, un juif d’Algérie arrive en France, il est déjà français depuis cinq générations, alors qu’un immigré algérien qui arrive après la Première Guerre mondiale n’est toujours pas français. Ce sont les enfants de cet immigré algérien qui deviendront français à leur tour, une génération plus tard. Le rapport à la nationalité et la citoyenneté de ces deux communautés est très différent en raison des codes et des fonctionnements de la société française.
Il s’agit de dérouler la destinée de deux peuples qui ont eu à partager une longue histoire en terre maghrébine dans ses heurts et ses malheurs avec des expériences communes de migrations, de séparations et d’exils. Le destin de ces deux communautés est également marqué par une séparation irréversible qui a eu lieu progressivement avant et après les indépendances sur le territoire hexagonal. Ce destin partagé et séparé se distingue par la façon dont les pratiques de la colonisation française ont impacté et transformé les relations judéo-musulmanes des sociétés maghrébines. L’État français colonial a été un acteur-clé dans l’évolution des deux communautés, amenant l’une à une intégration sinon une assimilation à la francité, à ses appartenances ainsi qu’à ses valeurs, et discriminant l’autre dans une relation d’inégalité l’enfermant dans la catégorie de sujets coloniaux. Bien entendu, ce rapport est loin d’être binaire puisque la France a apporté avec elle, au XIXe siècle, un horizon politique, social et culturel qui a permis aux juifs maghrébins de s’affranchir de la situation de minorité religieuse protégée (dans ses configurations contrastées) spécifique aux sociétés musulmanes et de se protéger de certaines formes d’un antijudaïsme présent dans la culture populaire maghrébine. Cela explique en partie l’adhésion d’un très grand nombre d’entre eux à l’autorité française coloniale. Par cette approche, nous souhaitions déconstruire le stéréotype d’un conflit supposé héréditaire et montrer les enchevêtrements de cette histoire à la lumière de la relation triangulaire juifs, musulmans, État français dans son évolution politique, culturelle, religieuse et spatiale. En déroulant le fil chronologique depuis l’Empire colonial français jusqu’à notre temps présent dans l’Hexagone et en retraçant leurs histoires respectives, cette exposition participe à déconstruire une partie des stéréotypes et des préjugés sur les relations entre juifs et musulmans. Il nous a semblé important de procéder à ce décryptage de l’expérience coloniale et de ses effets sur l’évolution des communautés indigènes pour échapper à l’approche essentialiste et téléologique de la fatalité de l’antagonisme atavique. Enfin, cette exposition est au service d’une entreprise de l’écriture d’un récit historique qui reconstitue et éclaire la place et le rôle des différents protagonistes de cette histoire à différentes échelles et à différentes temporalités.
Le parallèle entre juifs et musulmans, entre judaïsme et islam, bâtit une forme d’équivalence trompeuse entre deux minorités religieuses dont le statut en France a oscillé entre acceptation et rejet, puis deux histoires migratoires parallèles, même si elles suscitent des réactions de méfiance de la part de la société française et un souci constant de l’État de les contrôler. Pourquoi est-il fondamental d’analyser ces deux histoires avec le prisme de l’histoire coloniale et post-coloniale de la France et la construction par l’État de catégories juridiques différentes pour les appréhender et les accueillir ?
K. D. et B. S. – L’État français tel qu’il s’est imposé, par l’entreprise coloniale dans les sociétés maghrébines, a joué un rôle-clé dans le changement des statuts et des conditions des communautés indigènes. La distinction des populations par le droit français, dans ce « laboratoire colonial » que fut l’Algérie, a fabriqué deux groupes de populations : d’un côté, les musulmans et les juifs qui sont définis sur des bases confessionnelles ; de l’autre, les Européens et les Français qui sont définis sur des considérations nationales et territoriales. Le sénatus-consulte de 1865 et le décret Crémieux de 1870 vont modifier cette distinction. Le décret Crémieux, en accordant la nationalité française aux 30 000 juifs d’Algérie, ampute la population désignée comme « indigène » de sa partie juive. Dès lors, le terme «musulman» ne renvoie plus à une appartenance religieuse mais à un statut juridique par nature inégalitaire – l’indigénat : le musulman ne peut être qu’indigène et arabe et il se substitue au terme « Algérien » incongru pour l’époque. Par le droit donc, en Algérie en 1870, et par une politique d’intégration par l’éducation et la scolarisation avec, notamment en Tunisie et au Maroc, le soutien de l’Alliance universelle israélite et son réseau d’écoles calquées sur celui des écoles françaises, le rôle affranchisseur de la France tel qu’il s’est joué a permis globalement et dans des configurations contrastées une acculturation française précoce qui a bénéficié aux juifs en termes de scolarisation et de promotion. Le droit français à l’égalité et les politiques d’éducation n’ont pas été mobilisés de la même façon auprès des communautés musulmanes. Les musulmans ont, dans un premier temps, été écartés de ce dispositif qui se voulait émancipateur pour les populations colonisées.
Cependant, les juifs, même s’ils ne sont plus des protégés, n’ont pas pour autant été épargnés par les vagues d’antisémitisme européen exporté par la France. L’antisémitisme est très violent au moment de l’affaire Dreyfus en Algérie. Il s’exprime à travers des émeutes antisémites très fortes à Oran. Ces violences vont rapprocher les juifs d’Algérie des républicains français de gauche. Le soutien de ces derniers va protéger les juifs algériens contre l’abrogation du décret Crémieux réclamée par l’extrême droite française à la même époque. Les juifs vont ainsi basculer du côté de la République.
Les violences antisémites des années 1930 en Algérie viennent mettre à l’épreuve (et montrer également les limites) du modèle assimilationniste colonial. Cette deuxième mise à l’épreuve est liée à la montée des nationalismes arabes qui se proclament contre les colonisateurs et pour les indépendances politiques des pays arabes, mettant ainsi à mal le modèle assimilationniste qui prévoyait de garder les colonies dans la République. C’est aussi à cette époque qu’émerge le sionisme (né à la fin du XIXe siècle) qui constitue déjà une force politique significative dans les années 1920-1930.
La période retenue pour cette exposition – 1830-1967 et après – est-elle significative d’un mouvement de basculement dans la triangulaire entre juifs, musulmans et État français ?
K. D. et B. S. – À partir des années 1950, et notamment au moment des indépendances, on assiste à l’exil de la plupart des juifs d’Afrique du Nord vers la France. Ils s’en vont parce qu’ils ont peur de se retrouver dans une situation de régression, une sorte de retour en arrière sur le plan historique. Les départs du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie qui s’étalent sur cette décennie sont liés à la peur de se retrouver dans une situation d’infériorité juridique avec un islam devenu religion d’État. La métropole représente pour eux la garantie de l’égalité républicaine. Il ne faut pas, non plus, sous-évaluer à cette période l’importance des départs vers Israël d’un grand nombre de juifs marocains et tunisiens et dans une moindre mesure vers le Canada.
1967 est l’année de la guerre des Six Jours qui se déroule du 5 au 10 juin et oppose Israël à l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. Elle annonce sans aucun doute les éléments futurs de la rupture et la radicalisation progressive des positions respectives des uns et des autres. Après 1968, il y a une tentative de rapprochement judéo-arabe au sein de la société française à travers de nouvelles générations engagées politiquement à l’extrême gauche. Ces jeunes militants tentent de dépasser cet affrontement entre juifs et musulmans, mais leur mobilisation ne durera pas plus que quelques années et disparaîtra dans les années 1970.
Le soutien majoritaire des Maghrébins de France à la cause palestinienne, soutien qui s’est transmis aux générations plus jeunes, constitue aujourd’hui une dimension majeure de la culture politique des Français d’origine maghrébine. La critique antisioniste de la fin des années 1960 et des années 1970 qui s’est poursuivie à l’égard de la politique d’occupation puis de colonisation de l’État d’Israël est considérée, aujourd’hui, non seulement comme une position anti-israélienne mais dans l’ensemble comme une expression antisémite. Le soutien à la seconde intifida qui s’est accompagné de la condamnation des violences israéliennes à l’égard des Palestiniens est jugé comme l’expression d’un islam français devenu agressif et anti-juif, non seulement sympathisant avec le parti du Hamas mais également en connivence tacite et/ou explicite avec les actes terroristes commis au nom de l’islam qui ont ciblé des lieux et des citoyens français juifs et endeuillé la société française des années 2010. De la même façon, l’identification de plus en plus forte à Israël qui traverse les différents segments des juifs de France interroge la question de l’appartenance nationale et contribue à la polarisation des appartenances religieuses. Ainsi, la question israélo-palestinienne, les débats autour de l’islam et sa difficile intégration dans le paysage religieux français depuis l’affaire du voile en 1989, la déflagration liée aux attentats terroristes ont, au cours de ces cinquante dernières années, exacerbé les appartenances religieuses en les opposant dans l’espace français.
Les conséquences de la guerre d’indépendance algérienne et les débats récurrents sur l’immigration maghrébine postcoloniale avaient déjà contribué à une surexploitation médiatique et politique de la figure hostile et dangereuse du musulman. Dans le contexte d’aujourd’hui qui voit se mettre en œuvre le processus d’ethnicisation, de racisation et de confessionnalisation des populations catégorisées comme musulmanes, le terme « musulman » vient renforcer, dans l’imaginaire collectif, l’image de l’intrus, de l’éternel étranger qui, de plus, représente, pour la société française, une menace permanente.
L’exposition aborde-t-elle également les circulations artistiques de part et d’autre de la Méditerranée? L’approche comparée des représentations des juifs et des musulmans, notamment dans les arts visuels, permettra-elle aux visiteurs de découvrir et d’analyser les stéréotypes les concernant ?
K. D. et B. S. – Les juifs et les musulmans ont, sans aucun doute, eu à partager des expériences et des sociabilités communes. Il s’agit de replacer ces relations dans le melting-pot des sociétés coloniales maghrébines où les catégories sociales restent compartimentées et hiérarchisées. L’approche par les arts et la culture permet d’identifier cette civilisation judéo-musulmane maghrébine dont le souvenir ne subsiste qu’auprès de certains témoins. Il a existé des « territoires de rencontre des cultures et civilisations judéo-musulmanes » (Haim Zafrani) qui ont représenté des espaces de convergence et de dialogues entre juifs et musulmans. Les traditions et la littérature populaires, la poésie, le judéo-berbère et le judéo-arabe, les répertoires musicaux, la cuisine, les imaginaires communs et tant d’autres composantes culturelles ont façonné ces identités judéo-maghrébines dans leurs contacts avec l’islam et les musulmans. Aujourd’hui, les arts visuels et les circulations artistiques montrent avec talent et créativité ce patrimoine en commun propre au monde judéo-musulman du nord de l’Afrique qui a disparu.
Propos recueillis par Marie Poinsot
Texte issu du catalogue de l'exposition, Juifs et Musulmans, de la France coloniale à nos jours, sous la direction de Karima Dirèche, Mathias Dreyfuss et Benjamin Stora, Le Seuil, 2022