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L’Arithmétique des dieux

Katrina Kalda est née en 1980 en Estonie et est arrivée en France, du côté de Calais, à l'âge de dix ans. Après l’Ecole normale supérieure de Lyon, une agrégation en 2004, une année d’enseignement à Prague et aujourd’hui un poste de professeur en lycée, elle fait paraître son premier livre, Un roman estonien en 2010 chez Gallimard. 

Retenu dans le dernier carré de la sélection du Prix littéraire 2012/2013 de la CNHI, L’Arithmétique des dieux appartient au cercle très restreint des romans qui troublent et marquent le lecteur, autant par le récit que par la langue, son rythme et un ton, pudique, feutré, élégant, profond, sans esbroufes ou effets de manches. L’Arithmétique des dieux c’est un peu les dieux de l’Olympe qui jouent à la loterie avec le destin des humanoïdes, une sorte de macabre comptabilité en partie double qui fera tomber les uns dans la bonne colonne et les autres dans la mauvaise, faisant des premiers "des hommes qui se reprochaient leur faute, comme si, dans les comptes du Tout-Puissant, dans l’arithmétiques des dieux, le nombre des morts et des vivants avait été fixé d’avance et que la sauvegarde d’un être humain y avait pour corolaire le sacrifice d’un autre". Sur les plateaux du mystérieux trébuchet divin, entre "sauvegarde" et "sacrifice" s’écrit le destin des Raud, une famille estonienne confrontée à la guerre, à l’occupation allemande, aux déportations staliniennes et enfin, à cet avenir radieux promis par l’eschatologie soviétique.

L’histoire est racontée par Kadri, professeure d’université, débarquée en France à l’âge de dix ans avec sa mère. Insomniaque, en proie à des cauchemars et des angoisses qu’elle calme par une "fièvre de rangement", bourrée aux somnifères et aux barbituriques, Kadri barbotte dans l’"incompétence sentimentale", des "blessures d’amour propre" et le "ressentiment". Le récit progresse sous la forme de l’anamnèse d’une femme qui, malgré un esprit rationnel, scientifique, bataille encore et toujours avec "les esprits de l’eau et des bois", la "pensée superstitieuse" de son Estonie natale.

Entre les souvenirs et les confessions de Kadri s’intercalent les lettres adressées entre le 18 mars 1945 et le 21 septembre 1947 à Elda, la grand-mère de Kadri, par une certaine Lisbeth, déportée le 14 juin 1941 - "tout le monde en Estonie connaît cette date, celle de la grande rafle" - dans un goulag sibérien. Lisbeth avait le tort d’appartenir à une famille d’indépendantistes estoniens et donc d’être désignée comme ennemie de l’Etat. Elda était pourtant, elle, une fidèle du régime - une "collabo" diront certains plus tard. Directrice d’usine, l’Etat lui avait accordée un logement dans lequel logeait toute la famille Raud. Kersti, la mère de Kadri, qui finit par détester toute la maisonnée, décide de s’esbigner en 1989, quelques mois seulement avant la chute du Mur. Elle embarque avec sa fille pour Paris, laissant derrière elle l’Estonie sous domination soviétique, le quotidien terne, sa méchante belle-mère, son époux, ramolli par la vodka et l’excès de nicotine et obsédé par le rangement. Paris, "la ville de tous les possibles", allait accueillir les bras grands ouverts la jeune femme, francophile, professeur de piano, à la carrière "fichue" par les Raud et une précoce maternité. Il n’en sera rien et comme un Driss Chraïbi débarqué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Kersti découvre que la ville lumière est aussi ville de misère. Mais, comme tous les émigrés du monde, la mère et la fille éviteront de décevoir les rêves de ceux qui sont restés au pays : oui l’Occident ressemble à "un immense supermarché", "oui la ville où nous habitions était une métropole prospère où la vie n’était qu’une suite d’événements heureux".

Katrina Kalda enchevêtre le quotidien terne et pesant de la domination soviétique, les désillusions du premier âge de l’exil et l’introspection sensible d’une jeune femme, plusieurs fois et déjà cabossée par la vie. Katrina Kalda ne souille pas les pages des empreintes crasseuses et appuyées de la démonstration ou de la divulgation. Subtile et déroutante, elle laisse remonter, presque en catimini, comme en creux, les secrets enfouis, les drames intimes et la mécanique de ce "talent rare pour rater sa vie" portée par une branche de la famille. Que l’histoire - ici le totalitarisme stalinien - ait sa part dans le malheur des hommes n’est pas une découverte en littérature. La nouveauté ici tient à la langue et à la structure d’un roman qui progresse au rythme des missives de Lisbeth, des journées et des souvenirs de Kadri, une écriture et une architecture qui offrent au lecteur la possibilité de pénétrer, par touches délicates, par circonvolutions pudiques, l’intimité de la famille Raud tout entière dominée par la figure despotique d’Elda et d’effleurer "ce je-ne-sais-quoi qui empoisonnait les corps, fermait les visages et empêchait de parler". Autant de silences, de prisons, de vies brisées sur plusieurs générations et ce, jusque dans l’exil, où Kadri endure encore le sentiment d’être "coupable de savoir et de ne pas savoir".

"Ce n’est qu’après la mort d’un être que la vie apparaît pour ce qu’elle est, un processus d’accumulation, un entassement intérieur et extérieur, de bibelots inutiles et d’émotions truquées" écrit Katrina Kalda, dans une de ses superbes phrases et lumineuses réflexions dont le livre regorgent. Aussi, il faudra bien se libérer, épargner les vivants et ceux à venir. Pour cela, il sera temps d’accepter de ne pas tout savoir, se résigner à ne pas régler tous les comptes anciens, se défaire des culpabilités de l’âme et en finir avec les meurtrissures du corps pour enfin "vivre sa propre vie". "Les choses et les êtres changent insensiblement. Ils se transforment comme un paysage familier, qui passe feuille à feuille d’une saison à la suivante sans qu’on s’en aperçoive".

Mustapha Harzoune 

Katrina Kalda, L’Arithmétique des dieux, Gallimard, 2013, 214 pages, 16,90 €.